Jeudi 14 avril 1842. Jean-Dominique-Napoléon Rambaud, fabricant de produits chimiques dans le quartier des Charpennes, montre fièrement son usine au notaire de Villeurbanne. Son épouse, Antoinette Gaudel, vient en effet de décéder, et il ne faudrait pas que sa disparition compromette la bonne marche de la fabrique. Car voyez-vous, l’entreprise Rambaud est une affaire de famille : elle appartient à Jean-Dominique-Napoléon mais aussi à son associé et beau-père, Joseph Gaudel. Belle affaire en vérité que celle-ci. Originaire du petit village de Châteauvieux, dans les Hautes-Alpes, monsieur Rambaud l’a fondée en 1836, peu de temps après son mariage et alors qu’il avait à peine 29 ans. Six ans après sa création, l’usine compte déjà parmi les principales de Villeurbanne, avec sa vingtaine d’ouvriers, adultes et enfants confondus. Qu’y fabrique-t-on ? Des teintures, du bleu de Prusse notamment, utilisées en peinture et aussi par les ateliers textiles de l’agglomération lyonnaise. Mais laissons le notaire décrire l’établissement. Comme bien des entreprises de l’époque, l’usine commence par une maison de quatre pièces, donnant sur la rue Gabriel-Péri. C’est là que vivent les patrons, leurs enfants et une domestique. Derrière elle se tient le grand « hangar de la fabrique ». Sous son toit trônent deux immenses chaudières pour préparer les produits chimiques, une chaudière à vapeur, une balance pouvant peser des charges d’une tonne et, surtout, une cinquantaine de tonneaux prêts à être distribués aux clients. L’usine comporte encore un « magasin » pour conserver les tonnes de matières premières et de produits finis : de la couperose verte, du nitrate de fer, de l’huile noire, du bleu en pâte, du sulfate de zinc et j’en passe. Ah, j’oubliais la remise et sa tonne de foin, alimentant « le cheval poil noir hors d’âge » utilisé pour livrer les clients. Avec les sommes dues pour les livraisons passées, l’affaire pèse dans les 35.000 francs. Nous sommes loin des millions que valent alors les grandes mines du nord de la France, mais là se trouve l’une des principales caractéristiques de cette industrie villeurbannaise débutante : la modestie, presque artisanale, de ses équipements et de ses effectifs.

A l’heure où le notaire pousse la porte de l’entreprise Rambaud, cela fait déjà trois à quatre générations que l’industrie s’est implantée à Villeurbanne. Le tout premier établissement, bâti vers 1770, fut un grand four à chaux appartenant à l’Hôtel-Dieu de Lyon. Situé à l’emplacement de l’actuel parc de La Feyssine, il était implanté au bord du Rhône afin de recevoir par bateaux les pierres et le bois nécessaires à son fonctionnement, et alimentait en chaux les chantiers de construction lyonnais. Puis, en 1781, est arrivée la première manufacture textile. Fondée par François Landry, un Suisse, elle confectionnait des toiles de coton peintes de couleurs vives, des « indiennes », qui faisaient alors fureur en Europe. Ses employés étaient recrutés dans les cantons suisses, et comptaient aussi des ouvriers provenant d’autres manufactures de notre région et débauchés pour la bonne cause. Ainsi le 24 avril 1787, le curé de Villeurbanne marie-t-il « sieur François Simian, ouvrier dans la fabrique d’indiennes établie à Villeurbanne » et venant de la manufacture d’indiennes de Fontaine-sur-Saône. Vers 1790, c’est au tour d’amidonniers de s’implanter aux Charpennes. Eux fabriquaient des produits pour les tissus et les coiffures. Textile, chimie : les deux secteurs à la pointe de l’industrie villeurbannaise des 19e et 20e siècles étaient donc présents chez nous dès le règne de Louis XVI. Il ne restait plus qu’à voir fleurir de grandes usines, capables d’accueillir des centaines d’ouvriers. Ce fut fait en 1809, lorsqu’un futur maire de Villeurbanne, François-Xavier Monavon, convertit son château de La Ferrandière en fabrique d’indiennes, puis en 1821, lorsque le patron soyeux Antoine Terras fit bâtir près de la place Grandclément, une manufacture textile aux allures de château. L’élan était donné, une nouvelle ville industrielle était en train de naitre.
Alain Belmont

Les raisons d’un succès
Usines aidant, en moins d’un siècle le village de Villeurbanne se transforme en une ville industrielle, forte de 3677 habitants en 1841, et de plus de 10.000 à la fin des années 1870. Ce succès s’explique par plusieurs facteurs. Le principal, comme l’annonce une enquête de 1848, tient dans la localisation de notre ville : « toutes les industries qui [y] existent sont dans des conditions favorables à cause de la proximité de Lyon ». Les industriels lyonnais trouvent en effet chez nous les vastes espaces nécessaires à leur implantation, avec des prix du foncier attractifs, tout en étant proches de la main d’œuvre et de leurs débouchés commerciaux. Ils choisissent également Villeurbanne car sa situation en Dauphiné puis dans le département de l’Isère, les tient éloignés des règlementations tatillonnes du département du Rhône et de la ville de Lyon. En clair, ils peuvent y polluer en paix. Mais non sans s’attirer les foudres des Villeurbannais qui, dès 1790, se plaignent des mauvaises odeurs dégagées par les amidonneries !

^{Le four à chaux de la Tête d'Or (à gauche) en 1834. Coll Bib. mun. de Lyon}

Repères
1665 : le Hollandais Josse van Robais fonde une manufacture textile à Abbeville, bientôt forte de 1600 ouvriers
1757 : fondation de la compagnie des mines d’Anzin, ayant 4000 ouvriers en 1789
1774-1792 : règne de Louis XVI
1782 : De Wendel et Wilkinson fondent une usine métallurgique au Creusot
1793 : Villeurbanne compte 1617 habitants
1830-1848 : règne de Louis-Philippe, roi des Français
1836 : naissance de la compagnie métallurgique Schneider, au Creusot
1838 : François Gillet fonde une teinturerie aux Brotteaux
1848 : Villeurbanne compte 14 usines employant 1400 personnes dont 500 femmes
1889 : Gillet implante à la Perralière, la plus grande usine de notre ville
1896 : Villeurbanne est la 2e plus importante ville du Rhône, avec 21.714 habitants

^{Sources : Archives du Rhône, 3 E 34202. Archives de Villeurbanne (Le Rize), 1 D 260, 1 F1, GG 5 à GG 8. Archives de l’Isère, 162 M 2.}