L'HISTOIRE - Les lavoirs, royaume des blanchisseuses

Comme presque toutes les communes de France, Villeurbanne compta des lavoirs au bord de ses cours d’eau. Des bâtiments grands comme des maisons de poupées, où les femmes, même les plus modestes, n’en étaient pas moins reines.
Les lavoirs, royaume des blanchisseuses

Fresque du lavoir des Charpennes au 52 rue Gabriel-Péri (©DR)

La petite procession de femmes avance à pas lents sur le sentier. Entre la raideur de la pente et la lourdeur du baquet rempli de linge posé sur leurs épaules, il ne faudrait pas qu’elles fassent une mauvaise chute. Les unes connaissent le trajet par cœur. Blanchisseuses de profession, comme Marie Chardonnet ou Magdeleine Vernet, elles le parcourent presque chaque jour de la semaine, afin de laver les draps et les vêtements de leurs clients villeurbannais ou même lyonnais. Les autres, femmes au foyer, épouses d’ouvriers pour la plupart, ne l’empruntent que de temps en temps, lorsque leur cuveau de linge sale déborde de tous côtés. Les voici maintenant arrivées à pied d’œuvre. Devant elles coule la Rize, ce beau ruisseau traversant tout le sud de Villeurbanne, le long des balmes de Cusset et des Maisons-Neuves. Elles posent leur baquet dans l’herbe, s’agenouillent au bord de l’eau, et installent devant elles leur planche à laver, qu’elles inclinent sur la berge. Puis commence leur labeur. Pendant des heures, ces lavandières d’hier trempent leur linge dans l’eau courante, le sortent, le frottent de savon ou de cendre de bois en guise de lessive, le tapent avec un battoir, le tordent pour l’essorer et, une fois qu’elles le jugent assez propre, le rincent encore et encore. Un travail de forçat. L’eau glacée attaque les mains de ces femmes, les fait grelotter, tandis que la position courbée à longueur de journée leur brise les reins et malmène leurs genoux, même si elles les protègent en glissant sur le sol un sac rempli de paille.

Façade du lavoir rue Descartes (© Le Rize)

Façade du lavoir rue Descartes (© Le Rize)

Afin de leur faciliter la tâche, et aussi pour tirer un profit en leur louant la place, quelques propriétaires aménagent des lavoirs en dur dès le début du 19e siècle : ainsi M. de Rivérieulx près de son château de La Ferrandière, et plus tard M. Meysson rue Valentin-Haüy, et M. Pignaud, en contrebas du boulevard Réguillon. Puis la municipalité leur emboîte le pas. Considérant que les lavoirs publics sont « indispensables aux classes ouvrières », et conscients du risque d’épidémie que pourrait entraîner la saleté, surtout en ces temps de choléra, maire et conseillers municipaux décident d’en construire un aux Charpennes en 1850, un deuxième aux Maisons-Neuves en 1865, suivis d’un troisième à Cusset en 1867. Implantés au bord de l’eau, ces équipements comptent tous un bassin rectangulaire long de 4-5 mètres et large de 2, entouré par une dizaine de pierres inclinées — les bancs à laver — et sont couverts d’un toit abritant les blanchisseuses des intempéries. Parfois surgissent des soucis, comme avec les pierres du lavoir de Cusset, que les variations du niveau de la Rize « rendent tantôt trop élevées pour de là atteindre l’eau, tantôt entièrement immergées ». Alors, sans cesse on les répare et on les reconstruit.

Un lavoir dans la cour de la rue du Docteur Frappaz - 1930 (© Jules Sylvestre - BM Lyon)

Un lavoir dans la cour de la rue du Docteur Frappaz - 1930 (© Jules Sylvestre - BM Lyon)

Avec le temps, certains de ces lavoirs perdent leur aspect champêtre et prennent des allures d’usines. Comme celui de La Ferrandière, le plus gros établissement de la commune avec ses 27 bancs à laver, bientôt équipé d’une chaudière à vapeur pour fournir de l’eau chaude et où, dans l’intérêt de « la santé publique », les experts envoyés par le Conseil général exigent en 1884 qu’un deuxième bassin soit construit, pour éviter de laver et de rincer le linge dans la même eau. Le lieu n’en perd pas pour autant sa popularité auprès des blanchisseuses. Petits ou grands, les lavoirs constituent l’espace féminin par excellence. Ici, l’on se retrouve entre amies et entre voisines, solidaires dans la peine, discutant à battoirs rompus pendant des heures, échangeant des nouvelles, commentant la vie des voisins, la politique aussi, tout en chantant à tour de bras pour se donner du courage. Même si le patron des lieux veille au grain, l’on s’y dispute volontiers : que de bagarres éclatées pour obtenir la meilleure place, ou se venger d’une parole déplacée ! Emile Zola lui-même en a noirci des pages de son roman l’Assommoir, lorsque Gervaise terrasse la maîtresse de son homme en la frappant à coups de battoir.1929. Fidèle à l’une de ses promesses électorales et à sa profession médicale, le maire Lazare Goujon entend construire trois grands lavoirs adossés aux groupes scolaires des rues Descartes, Docteur-Ollier et Jules-Guesde. Leurs plans nous sont parvenus. Derrière de superbes façades Art Déco, ils comprendront de longs bassins d’eau pure, des chaudières, des essoreuses et des centaines de mètres de cordes à sécher, à la mesure d’une ville comptant désormais 80 000 habitants. Dans un souci constant d’hygiène et de modernité, le bon docteur prévoit aussi d’aménager des bains-douches à l’étage de chaque lavoir. Hélas, le coût trop important du projet, près de 4 millions de francs, empêcha sa réalisation. Dommage. Ces bâtiments auraient constitué aujourd’hui un bel élément du patrimoine villeurbannais.

Par Alain Belmont, historien

Sources : Archives municipales de Villeurbanne (Le Rize), 1 D 263 à 277 ; 1 M 24 et 135. Archives du Rhône, OPS 015/16. A. Lacassagne, Les établissements insalubres de l’arrondissement de Lyon, Masson, 1891.

 

Bassin de lavoir (©DR)

Bassin de lavoir (©DR)

Repères

1767 : l’Allemand Jacob Schäffer invente une cuve en bois à manivelle, ancêtre des machines à laver
1777 : construction à Paris de la manufacture de Javel, produisant l’eau du même nom
1826 : Villeurbanne compte 2136 habitants dont 8 blanchisseuses professionnelles
1851 : l’Assemblée nationale décrète des subventions pour construire des lavoirs afin de lutter contre le choléra
1893 : Paris compte 100 000 blanchisseuses
1901 : l’ingénieur américain Alva John Fisher crée la machine à laver électrique
1924-1935 : le docteur Lazare Goujon est maire de Villeurbanne
1937 : l’Américain John Chamberlain crée une machine lavant, rinçant et essorant
1967 : 44 % des foyers français sont équipés d’une machine à laver
2017 : 96 % des ménages français possèdent un lave-linge

Le lavoir de la fresque des Charpennes

Le souvenir des lavoirs villeurbannais se perpétue aujourd’hui à travers la fresque du « Théâtre des Charpennes ». Situé au 52 rue Gabriel-Péri, sur le pignon aveugle d’un immeuble, ce mur peint a été réalisé par la Cité de la création en 1998 et couvre 400 m2. Il représente différentes scènes incarnant l’histoire du quartier, du 18e au 20e siècle. Parmi elles figure en bonne place le lavoir qui exista tout près de là. On y voit trois femmes occupées à faire leur lessive, autour du bac caractéristique. L’une se penche sur sa planche à laver et remue le linge à pleine brassée, tandis que sa voisine, une grand-mère, retire du bac un drap blanc comme neige. Derrière elles, une troisième femme range son linge dans une lessiveuse en fer et se prépare à rentrer chez elle. Cette représentation est directement.

Le lavoir des Charpennes en 1957 (©Le Progrès)

Le lavoir des Charpennes en 1957 (©Le Progrès)

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