C'EST NOTRE HISTOIRE - Les colporteurs (podcast)

  • Les colporteurs
L’automne les voyait arriver, avec leurs lots de marchandises toutes plus belles les unes que les autres. Portrait de personnages autrefois familiers.
Les colporteurs

© Collection Musée du Louvre

Septembre 1816. A Saint-Colomban-des-Villards, un village des montagnes de Maurienne, et donc situé dans une Savoie pas encore française, les vaches ont été redescendues de l’alpage, et les moissons de l’année sont à présent engrangées, prêtes à nourrir la famille jusqu’aux prochaines récoltes. Les travaux des champs touchent donc à leur fin, et bientôt la neige viendra couvrir le sol pendant les longs mois d’hiver. Mais avant que les premiers flocons ne ferment routes et cols, Pierre Favre-Mot prépare ses caisses de marchandises, harnache ses mulets, et quitte sa femme Claudine et leurs huit enfants. Un long chemin l’attend qui le mènera, semaine après semaine, village après village, jusqu’à la région lyonnaise, à près de 200 kilomètres de chez lui. C’est là, et notamment à Villeurbanne, à Décines, à Vaulx-en-Velin, que ce colporteur savoyard effectue sa tournée depuis belle lurette, comme son père et le père de son père l’avaient aussi probablement fait avant lui. Car tel est le destin des fils de la montagne. Enfants, ils deviennent ramoneurs ; adultes, ils se muent en colporteurs, à tel point qu’ils pullulent dans certains coins des Alpes, comme en Oisans, dans le département de l’Isère. Bien sûr, il en arrive aussi d’ailleurs, tel Maurice Vaucant, colporteur à Villeurbanne, décédé à l’hôpital de Lyon en 1828 et venu quant à lui de Saint-Nicolas-des-Biefs, près de Roanne ; ou tel Joseph Weill, né en 1839 à Siersthal, en Moselle, et qui demeura rue Neuve des Charpennes, aujourd’hui rue Francis-de-Pressensé. Mais pour tous les Villeurbannais, et ce depuis les 16e-17e siècles au moins, l’image des colporteurs est indissociable des Alpes. Ils les guettent chaque année, impatiemment, en sachant pertinemment que l’automne les amènera aussi sûrement que les jours déclineront.

Et voici que Pierre Favre-Mot arrive aux Maisons-Neuves et aux Charpennes. Il pousse à haute voix son fameux cri de guerre :  « Colporteur, colporteur ! », attirant les enfants et bientôt leurs parents. Puis il déballe sa marchandise et l’expose à la vue des clients. Rubans, tissus, livres, épices, et tutti quanti trouvent bientôt preneurs. Certes, les commerçants de Lyon prodiguent ces objets à profusion, et les Villeurbannais ne manquent pas de les fréquenter. Mais Favre-Mot a sur eux un avantage énorme : outre l’intérêt de venir aux portes de la clientèle, il sait baisser ses prix à force de marchandage, et fait crédit à toutes ses clientes, même pour de petites sommes. Ayant vu du pays comme bien peu de nos concitoyens d’hier, il émerveille aussi chacun en racontant des histoires glanées à l’étranger, des batailles, des naissances royales, un voyage d’explorateurs. Car ne croyez pas que ces colporteurs d’antan se contentent d’arpenter la seule région d’entre Rhône et Alpes. Voyez les frères Bittot, de Montagny en Tarentaise – encore des Savoyards : en 1611, leur aire de colportage s’étendait de Lyon à Gdansk, en Pologne, et de Venise à Haarlem, dans les Pays-Bas !

Sa tournée achevée et sa bourse bien remplie, Pierre Favre-Mot remonte en mars-avril sur sa montagne de Saint-Colomban-des-Villards. Et fait aussitôt un nouvel enfant à sa femme : Jean-Claude en 1797, Thérèse en 1801, Ambroisine en 1804, Marie en 1806, Stéphane en 1808, etc. Puis il redevient agriculteur, labourant ses champs, aidant son épouse à rejoindre l’alpage, moissonnant. Puis recommence sa transhumance. Année après année, notre homme finit par amasser un certain pactole. Au point qu’il décide d’arrêter ses tournées. Au début des années 1820, il emmène femme et enfants à Décines et s’y installe, approvisionnant ses chères clientes mais aussi des colporteurs moins riches que lui. Puis il déménage en 1828 ou peu avant à Villeurbanne, où il poursuit ses affaires avec son fils Jean-Claude. Mais la Savoie lui manque-t-elle ? Son commerce le nourrit-il moins ? Toujours est-il qu’il retourne vivre non loin de Chambéry, à La Motte-Servolex. Il meurt lors d’une tournée à Saint-Paul-sur-Yenne, le 2 mars 1847, à l’âge de 77 ans. Quant aux Villeurbannais, ils voient encore un temps les colporteurs arpenter leurs rues, comme Louis Mercier, vendeur de journaux ambulant en 1876, ou comme le Suisse Vincent Merle, cité par le recensement de notre ville en 1901. Mais en ce tournant du 20e siècle, les commerces sédentaires allaient bientôt faire disparaitre ces figures séculaires.

 

DES BALLES BIEN REMPLIES

La « balle ». C’est ainsi que l’on nommait les caisses que les colporteurs portaient sur leur dos, sur leur
« col ». Elles contenaient une quantité invraisemblable de choses. Voyez celle de Guillaume Rey, passé par Saint-Antoine-l’Abbaye en 1623, et originaire de la vallée du Valbonnais (Isère). Il proposait à la vente des écheveaux de fil venus d’Allemagne, des ceintures de peau, des lacets à chapeaux, des rubans de diverses couleurs, 63 bagues, des boutons
garnis de soie, et moult choses encore, destinées à orner les dames et demoiselles et à ravir leur galant. Les épices étaient aussi du voyage, avec du poivre, du gingembre, de la muscade et des clous de girofle. Quant aux livres, ils allaient des alphabets pour enfants aux ouvrages de prières pour les grands. Ainsi, le colporteur amenait à portée des villageois des objets qui ne se trouvaient ordinairement qu’en ville, les faisant profiter pleinement des modes de leur temps.

Par Alain Belmont, historien

— repères

— Fin du 15e siècle : premières mentions de colporteurs en Oisans

— 17e-18e siècles : le colportage atteint son âge d’or et s’étend à toute l’Europe

—19e siècle : repli du colportage sur des aires régionales

—1814-1824 : règne du roi Louis XVIII

— 1830-1848 : règne du roi Louis-Philippe

— 1831 : Villeurbanne compte 2826 habitants

— 1860 : annexion de la Savoie à la France

— 1983 : sortie du film La Trace, avec Richard Berry, racontant la tournée d’un colporteur savoyard

— 1993 : Laurence Fontaine publie l’Histoire du colportage en Europe

 

 

 

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