HISTOIRE - Le domaine de Saint-Antoine
2 avril 2024
Le domaine de Saint-Antoine à Villeurbanne en 1812 - coll. Le Rize
On l’appelait le mal des ardents. Provoquée par un parasite du seigle, cette terrible maladie entrainait d’atroces douleurs, l’impression de brûler de l’intérieur, tandis que bras et jambes se mettaient à sécher et devaient être amputés. Les personnes qui en étaient atteintes, mises au ban de la société, ne trouvaient un soulagement qu’auprès des religieux d’une abbaye implantée à Saint-Antoine, dans le nord du département de l’Isère. C’est là en effet, que se trouvaient les reliques du tout premier des moines, saint Antoine, auxquelles on prêtait des vertus miraculeuses. Là aussi, que les religieux opéraient les victimes du mal des ardents. Leur abbaye attira des foules de pèlerins, s’enrichit considérablement, et sema des monastères à travers toute l’Europe.
Ainsi fut fait à Lyon où, à la fin du 12e siècle ou au début du 13e, les Antonins fondèrent une commanderie dans la Presqu’île, entre la rue Mercière et le bien nommé quai Saint-Antoine. Tout comme l’Hôtel Dieu possédait de vastes terrains aux Brotteaux, cette commanderie lyonnaise acheta elle aussi ou reçut en donation des parcelles aux alentours de Lyon. C’est ainsi que dans les premières années du 13e siècle, elle se retrouva à la tête d’un domaine à Villeurbanne. La preuve ? Voyez ces superbes parchemins que conservent les archives du Rhône. Faits d’une peau de veau ou de mouton que les siècles ont teinté d’une couleur ambrée, et couverts d’une belle écriture en latin, ils relatent son processus d’acquisition à « Villa Urbana », voici maintenant 800 ans.
L'abbaye de Saint-Antoine, en Isère, près de Saint-Marcellin.
Le domaine en question s’étendait en 1698 sur pas moins de 76 hectares, soit la surface de plus de 150 terrains de foot ! Il se composait d’une grande ferme et d’une maison de maître, construits au début et sur le côté sud du « chemin de Saint-Antoine », notre actuelle rue du 4-Août, et comptait moult terres labourées, prés, bois, jardins, vergers et vignes. L’ensemble allait depuis le quartier lyonnais de Baraban jusqu’aux abords des Gratte-Ciel, et marquait tellement le paysage que toute cette partie de Villeurbanne prit le nom de Saint-Antoine. Evidemment, les moines antonins ne cultivaient pas eux-mêmes ce bien beau domaine. Ils le louaient tous les quatre à six ans à un paysan cossu, lequel venait s’installer dans la ferme avec toute sa famille et une batterie de domestiques agricoles. Ainsi en 1544, c’est aux frères Antoine, Jehan, Claude et Guillaume Dru, tous quatre Villeurbannais, que les Antonins le confient.
En 1559 leur succède un homme originaire de Dardilly, Benoit Crey. Puis en 1616 vient le tour de Jean Buyer ou Buer, « laboureur de Villeurbanne », qui reste dans les murs pendant plus d’une vingtaine d’années. A chaque fois, les moines prennent soin de faire rédiger par un notaire un bail de location avec leur « granger », ainsi qu’ils nomment leur locataire. Ainsi, le 24 octobre 1749, Claude Arthaud signe à son tour le « bail à grangeage » du domaine. Pendant cinq ans, lui et ses employés feront tous les travaux des champs et en percevront les récoltes de froment, de seigle, d’orge et de chanvre, lesquelles seront partagées par moitié avec les Antonins.
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Même chose pour les pommes, les poires et les noix des vergers, et aussi pour le vin provenant des vignes – avec un bonus pour le locataire : une fois le raisin pressé, il aura le droit de relever le pressoir, d’arroser le moût avec de l’eau et de le presser à nouveau pour en retirer, à son seul profit cette fois, du « petit vin », autrement dit une piquette dont il fera sa boisson quotidienne. Les animaux du domaine, soit huit bœufs, six vaches et soixante poules, donnent aussi lieu à un prélèvement des « fruits » – les veaux, les fromages, les œufs –, qui doivent être portés à Lyon par le granger. Ainsi les Antonins puisent-ils leur approvisionnement alimentaire dans leur domaine de Villeurbanne, et peuvent en négocier les surplus, dont l’argent leur permettra de soigner les malades et d’entretenir leurs bâtiments.
La Révolution eut raison de ce domaine ecclésiastique. Comme tous les biens des abbayes, il fut confisqué par la Nation, puis vendu aux enchères, à Vienne, le mercredi 23 janvier 1793. Des paysans aisés ou des bourgeois lyonnais s’en régalèrent certainement. Quant aux bâtiments, dans lesquels on entrait après avoir passé un portail monumental ouvrant sur la rue du 4-Août, ils disparurent au cours du 20e siècle.
Une merveille de notre région
Vers l’an 1070, un petit seigneur du nord-Isère, Jocelyn Le Cornu, part en Orient où il obtient les reliques de saint Antoine, et les ramène en Dauphiné. Aussitôt arrivent les miracles, les pèlerins, la foule puis les moines, qui s’empressent d’ériger une abbaye : Saint-Antoine-en-Viennois. Elle se dresse toujours là, près de Saint-Marcellin, intacte. L’on entre dans son enceinte par une porterie du 17e siècle aux tuiles vernissées, puis l’on passe entre des communs dont le réfectoire, lui aussi du 17e siècle. En toile de fond apparait bien vite l’église abbatiale, aux allures de cathédrale Saint-Jean, érigée aux 12e-15e siècles et qui est une merveille de l’art gothique, couverte de sculptures et de peintures murales.
A l’arrière de cette église, se dressent encore d’immenses bâtiments qui abritaient la communauté monastique : le logis de l’abbé et les dortoirs du noviciat notamment, construits au 18e siècle. L’ampleur des lieux dit bien la richesse de l’ordre des Antonins, dont cette abbaye était à la tête. A visiter d’urgence, si vous ne la connaissez pas encore !
— repères - 356 : mort de l’ermite saint Antoine, en Egypte - 1099 : prise de Jérusalem par les Croisés, dirigés par Godefroy de Bouillon - 1226-1270 : règne du roi saint Louis - 1534 : François Rabelais publie Gargantua - 1747-1767 : l’abbé Galland ruine l’abbaye de Saint-Antoine par ses constructions fastueuses - 1751-1772 : publication de l’Encyclopédie, de Diderot et d’Alembert - 1777 : suppression de l’ordre des Antonins, dont les biens sont confiés à l’ordre de Malte - 2 novembre 1789 : nationalisation des biens du Clergé en France - 1790 : suppression des ordres religieux en France - 1790 : début de la vente des biens nationaux, pour renflouer les caisses de l’Etat |