C'EST NOTRE HISTOIRE - Nourrices et nourrissons
5 décembre 2023
Famille dans un paysage, par Frans Hals 1648
Le 19e siècle raffolait des prénoms à rallonge. Au point parfois d’en abuser. Prenez Joseph Sirand. Ce cultivateur de Saint-Clair-sur-Galaure, non loin de Roybon, dans le nord-ouest du département de l’Isère, eût une fille en août 1832, à laquelle il donna pas moins de cinq prénoms : Marie-Clémentine-Pélagie-Léopoldine‑Zélie ! Face à tant de zèle, les gens de son village, et peut-être la famille aussi, coupèrent au plus court et appelèrent l’enfant Zélie. Un prénom plutôt rare à l’époque. Cette Zélie Sirand eut bien du bonheur. Alors qu’elle n’avait que 19 ans, elle se maria le 13 mai 1851 avec l’instituteur de sa commune, Jean-Pierre Guerre-Chaley. Le couple eut tout de suite des bébés : Joseph en 1852, Casimir en 1853, Prosper en 1855, et Marie-Joseph en 1857. Mais Zélie Sirand eut aussi bien du malheur. Son dernier enfant naquit alors que son instituteur de mari était décédé trois mois auparavant, le 10 février 1857. Zélie Sirand devint donc veuve à 24 ans, avec tous ses enfants à charge. La misère la guettait. Son dernier-né prenant encore le sein, Zélie décida de devenir nourrice. Et ni une ni deux, elle se fit engager à Villeurbanne, chez Jean Rhonat, un paysan aisé de la route de Genas. Lui aussi venait d’avoir un enfant : sa femme Anthelmette, âgée de 26 ans, avait accouché le 15 avril 1857 d’un petit Michel. Mais hors de question que son épouse allaite ce petit ! Anthelmette était encore trop faible. Et puis, qui allait s’occuper du jardin, des animaux de la ferme, et surtout de la maisonnée ? Rien à faire, il fallait une « nourrice à gage », autrement dit, à domicile et salariée : Zélie.
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Le recours à des nourrices était autrefois extrêmement fréquent. Surtout dans les villes et dans les gros villages comme Villeurbanne, où le travail féminin était très répandu, ce qui était inconciliable avec l’allaitement d’un enfant. Si vous êtes canuse, allez donc trimer sur votre métier à tisser pendant des douze heures par jour, alors que bébé vous réclame sans arrêt ! Qui plus est, depuis le 18e siècle au moins, les dames de la haute et moyenne société répugnaient à ce devoir maternel, par peur d’abimer leur silhouette. Les Lyonnaises et les Villeurbannaises un tant soit peu aisées envoyaient donc leur progéniture chez des femmes ayant accouché depuis peu, et que l’on recrutait dans les villages environnants et jusqu’au fin fond de l’Isère ou de l’Ain. Ainsi, les petites Florine Chosson et Marguerite Rey, toutes deux Villeurbannaises, furent confiées en 1838 et 1846 à des nourrices de Succieu, près de Bourgoin-Jallieu. Mais notre commune accueillait elle aussi des bébés « étrangers » sur son sol. L’allaitement des nourrissons lyonnais était même, sous l’Ancien Régime, l’une des principales activités de nos concitoyennes d’hier. La preuve, des dizaines et des dizaines d’entre eux sont évoqués par les registres paroissiaux tenus par les curés : par exemple 6 en 1690, 5 en 1741 ou encore 4 en 1776. Ces bébés arrivaient chez nous dans les jours qui suivaient leur naissance. Prenez le petit Jacques Vérissel, fils d’un chapelier de Lyon : il fut mis en nourrice à Villeurbanne en 1776 alors qu’il n’avait que 11 jours ! Ils demeuraient au village pendant au moins un à deux ans, le temps de les sevrer, mais pouvaient pour certains d’entre eux rester nettement plus longtemps, jusqu’à leurs 4-5 ans : comme la petite Hélène Guillan, fille d’un canut, qui décéda chez sa nourrice villeurbannaise en 1777, à l’âge de 4 ans. Les nourrices en question étaient presque toutes femmes de petits paysans, et cherchaient à gagner quelques sous pour joindre les deux bouts de l’an. Telle l’épouse de Benoit Pastorel, un journalier (ouvrier agricole), à laquelle fut confié en 1763 le fils d’un marchand du quartier des Terreaux. Ou comme la veuve Barbier, recrutée en 1769 pour élever le petit Jean-Louis, et qui reçut en 1773 de « mademoiselle Terras, des acomptes depuis la naissance de cet enfant ». A quand remontait cette pratique ? Peut-être depuis la fin du Moyen Age, lorsque Lyon devint une grande ville industrielle. En tout cas, elle était présente à Villeurbanne dès le début du règne de Louis XIV, puisque les registres paroissiaux l’évoquent déjà en 1667, lorsque mourut le petit Jean du Tonel « enfant nourri pour lors par la femme de Claude Dumas ».
UNE VERITABLE HECATOMBE
Le sort des enfants confiés en nourrice n’était pas toujours très enviable. Loin de là. L’on reprochait aux nourrices de ne pas les nourrir assez, de les sevrer trop tôt, et de les négliger au profit de leurs propres enfants. Résultat, nombre de ces gones mourraient en bas âge : comme Joseph Doluat, mort en 1742 à l’âge de 7 mois ; comme Jean-François Renauld, décédé en 1775 à 2 mois – et ainsi de suite. En fait, les registres paroissiaux villeurbannais sont remplis par ces disparitions prématurées de nourrissons lyonnais : sur les 24 enfants mourant en 1776 avant leurs trois ans, quatre venaient de Lyon, soit un enfant sur six. Même chose en 1690, où la part des nourrissons lyonnais représente 24 % des décès en bas-âge ! À l’échelle de Lyon, l’on estime que 52 % des enfants confiés au 18e siècle par l’Hôtel-Dieu à des nourrices, seraient ainsi passés de vie à trépas avant leur septième anniversaire… Un carnage que les historiens n’hésitent pas à qualifier de « massacre des innocents ».
— repères
— 1643-1715 : règne de Louis XIV
— 1710 : Marie-Madeleine Mercier devient la nourrice du futur roi Louis XV
—1750 : Lyon compte 120.000 habitants
— 1762 : Rousseau publie Emile, ou De l’Education, sur l’éducation des enfants
— 1765 : Villeurbanne compte 203 familles, soit environ 1000 habitants
— 1774-1792 : règne de Louis XVI
— 1852-1870 : Napoléon III est empereur des Français
— 1856 : Villeurbanne compte 5339 habitants
— 1977-1979 : Françoise Dolto publie Lorsque l’enfant paraît