Francis de Pressensé, injustement méconnu
29 juin 2012Jaurès était très attendu. Impatients, mais échaudés par tous ces ténors de la politique dont on leur annonçait la venue, les Villeurbannais n’y croyaient guère. Ils avaient raison, au moins en partie. Après quelques hésitations, Jean Jaurès déclina l’offre qui lui avait été faite de briguer le siège de député de Villeurbanne aux élections législatives de 1902, et laissa la place à l’un de ses meilleurs amis : Francis de Hault de Pressensé. Rien ne prédisposait ce fils d’un riche pasteur protestant et d’une romancière à devenir un jour l’un des représentants du Rhône à l’Assemblée Nationale, et qui plus est d’un parti ouvrier. Né à Paris en 1853, Pressensé étudie le Droit à l’université avant d’entamer une carrière de diplomate en Turquie et à Washington, puis de journaliste au Temps, l’un des plus grands quotidiens de la IIIe République. Ses convictions politiques penchent alors à droite – d’ailleurs ses adversaires reprocheront toujours à « l’aristocrate de Pressensé », d’avoir rédigé « de nombreux écrits religieux ».
Alors qu’il est âgé d’une quarantaine d’années, la condamnation du capitaine Dreyfus pour trahison et la vague d’antisémitisme qui s’ensuit bouleversent sa vie et ses idées. En 1898, après qu’Émile Zola a publié son fameux « J’accuse » dans le journal L’Aurore, Pressensé rejoint les rangs des Dreyfusards et fonde la Ligue des Droits de l’Homme avec le sénateur Trarieux. L’ancien partisan de la bourgeoisie qu’il était se convertit dans la foulée au socialisme et défend la cause ouvrière et populaire. Ce revirement spectaculaire lui vaut des flots d’ennemis et plusieurs tentatives d’assassinat. Il ne se tait pas pour autant et met sa plume au service de L’Aurore, alors dirigée par Georges Clémenceau. Il devient l’ami de Zola et de Jaurès, et toute la France connaît désormais son nom. Que passent encore quatre ans et le journaliste parisien fait son entrée en politique, lors des élections législatives de 1902, il y a tout juste 110 ans.
Farouche défenseur de la paix
Dans le Rhône, la croissance de la banlieue de Lyon oblige le ministère de l’Intérieur à créer une nouvelle circonscription électorale incluant l’Est lyonnais et les communes des Mont d’Or. En lui donnant des contours aussi torturés, le gouvernement Radical (centre-droit) espère contrebalancer le vote ouvrier des Villeurbannais. Peine perdue. Sur place, l’arrivée de Pressensé a été soigneusement préparée. Le docteur Grandclément, alors maire de Villeurbanne, soutient sa candidature avec acharnement, de même que le maire de Lyon Victor Augagneur, les partis de gauche et la presse régionale. Pressensé, lui, multiplie meetings, affiches et articles exposant son programme : « Citoyens, la Révolution a fait la France actuelle. Elle a donné à la démocratie, l’arme avec laquelle elle peut et doit conquérir la plénitude de ses droits. Il faut continuer pacifiquement à la mener à son terme social. Au nom de la France républicaine et socialiste, je m’offre à vos suffrages pour cette besogne de salut public ». Arrive le premier tour des élections, le 24 avril 1902. Sur un peu plus de 10 000 votants, le candidat du gouvernement obtient 2 870 voix et Pressensé 4 042. Il est élu au second tour, avec 64 % des suffrages.
Pendant toute la durée de son mandat, Francis de Pressensé effectue d’incessants va-et-vient entre l’Assemblée Nationale et sa circonscription. Ainsi, le 7 février 1904, il assiste au grand banquet donné à l’occasion de l’inauguration de la nouvelle mairie de Villeurbanne. À Paris, il se bat comme un lion pour faire adopter la loi de séparation de l’Église et de l’État, et pour instaurer la démocratie et les droits sociaux que nous connaissons : « Secret du vote pour les électeurs ; réforme de la magistrature ; caisses de retraites ouvrières et paysannes ; impôt sur le revenu progressif et global ; caisses de chômage ; refonte de la loi sur les accidents du travail ; limitation légale de la journée du travail ». Ce farouche défenseur de la paix et des droits de l’Homme appelle aussi au vote des femmes, aux droits des peuples « indigènes » et même à la création d’un « arbitrage international » préfigurant l’ONU. Il rejoint dès lors les plus grands hommes politiques de son temps. Devenu président de la Ligue des Droits de l’Homme en 1903, il participe avec Jaurès à la fondation en 1905 de la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière), l’ancêtre du Parti socialiste. Preuve de sa popularité, en 1906 les électeurs le réélisent député dès le premier tour en lui accordant près de 60 % des voix. Pourtant, aux élections législatives de 1910, Pressensé est battu, là aussi dès le premier tour. Bien qu’unanimement reconnu à gauche pour ses idées progressistes, les Villeurbannais ne lui pardonnent pas les trop fréquentes absences auxquelles l’obligent sa mauvaise santé et ses responsabilités nationales. Pressensé retourne au journalisme. Il meurt en janvier 1914, quelques mois avant Jaurès et sans avoir vu éclater la Première guerre mondiale, qu’il avait tenté d’empêcher. Hélas en vain.
La voix de l’Arménie
Francis de Pressensé consacra sa vie à de nombreuses causes humanistes, entre autres à un projet d’États-Unis d’Europe, présenté en 1903 devant l’Assemblée Nationale et dont il espérait qu’il pourrait mettre fin aux guerres sur le Vieux continent. Il dénonça aussi à maintes reprises les massacres perpétrés par l’Empire Ottoman contre les Arméniens, malheureusement sans succès.
Un Villeurbannais raconte ses prises de parole en 1902, bien avant le génocide de 1915-1916 : « Il faut entendre Pressensé parler de cette innocente Arménie, dont le Sultan a exterminé la population par des assassinats qui ne sont égalés que par les crimes de Caligula et de Néron. Et il faut l’entendre aussi quand, avec des accents poignants, puisés dans la raison et dans le cœur, il s’élève contre la lâcheté de l’Europe en général [qui a] laissé assassiner des vieillards et des enfants, violer des fillettes et des mères et laisser exterminer un peuple pour satisfaire le goût du sang… ».
Repères
13 octobre 1894 : arrestation du capitaine Dreyfus.
17 janvier 1895 : Félix Faure devient président de la République.
13 janvier 1898 : publication de « J’accuse ! »
29 septembre 1902 : décès d’Émile Zola.
1905 : première Révolution russe.
1906 : Georges Clémenceau devient ministre de l’Intérieur.
12 juillet 1906 : réhabilitation du capitaine Dreyfus.
1907 : création des Brigades du Tigre, ancêtres de la Police judiciaire.
31 juillet 1914 : Jean Jaurès meurt assassiné à Paris.
3 août 1914 : début de la Première guerre mondiale en France.
Alain Belmont, historien
Sources : Archives départementales du Rhône, cotes 3 M 1356, 1357, 1361 et 1364 (élections législatives de 1902, 1906, 1910). Rémi Fabre, Francis de Pressensé et la défense des Droits de l’Homme. Un intellectuel au combat, Rennes, Presses Universitaires, 2004, 418 p.