Les voitures de nos rêves
2 novembre 2015Norev, rue du 4-août-1967 (©AMV/Le Rize/ph. Excler)
Septembre 1973. Le petit Julien et son copain Kader se présentent avec leurs bolides sur la ligne de départ. À gauche, Kader fait vrombir les cylindres de sa Chevron BMW 23, un modèle de l’année, magnifique dans sa carrosserie bleue, et qui s’est illustré aux 24 heures du Mans sous le numéro 21. À droite, Julien se tient prêt à écraser l’accélérateur de sa Porsche Carrera 1500, un modèle mythique de 1958, que son frère aîné pilotait déjà avant lui et qui a remporté au moins dix fois le grand prix de la rentrée. Dans la cour de récréation, les gosses en blouse s’agglutinent autour du circuit tracé à coups de craie sur le goudron. « 3, 2, 1, partez ! » Les voitures s’élancent dans un grand rugissement de voix d’enfants imitant les moteurs. S’il n’y avait pas les murs de l’école pour rappeler la réalité, on se croirait presque à une course de grands. Il faut dire que les voitures miniatures poussent le réalisme jusqu’à afficher les publicités des sponsors réels des champions du Mans ou du Nürburgring.
Derrière ces rêves de gones figure une entreprise villeurbannaise, Norev. Elle est née en sep-tembre 1945, lorsque quatre enfants d’un représentant en fils d’or, les frères Véron, ont décidé de s’unir pour créer des jouets en plastique. C’est Joseph qui en a eu le premier l’idée. Ouvrier chimiste à l’usine Rhodiaceta de Vaise, il a profité de son temps libre pour fabriquer des fausses montres munies d’aiguilles tournant pour de vrai. L’idée et l’objet ont convaincu ses frères Paul, Émile et plus tard Pierre, à se lancer dans l’aventure. Ensemble, les frères Véron s’installent à Villeurbanne dans un atelier en fond de cour du quartier des Iris, qu’ils baptisent de leur nom de famille inversé, pour ouvrir les portes de l’imaginaire : NOREV. Très vite, la montre en plastique se taille un succès auprès des clients en culottes courtes, au point que les frères Véron décident de diversifier leur production de jouets. En 1952, après avoir obtenu le feu vert des usines Simca, ils sortent leur premier modèle de voiture, une Aronde, l’une des autos préférées des Français. Avec sa carrosserie en plastique teintée dans la masse, son plancher métallique pour lui donner plus de solidité, et surtout ses détails particulièrement fignolés qui feront la réputation de la marque, l’Aronde des Véron s’arrache comme des petits pains. Les Norev ont trouvé leur public.
En ces "Trente glorieuses", le temps est à la consommation de masse et aux loisirs, pour les enfants comme pour les grands. Avec un sens inégalé du marketing et de la publicité, les Véron partent à la conquête des gosses de France, entrent dans toutes les maisons et « en peu de temps, se hissent au premier rang » et de loin « dans leur domaine » (Philippe Videlier). L’entreprise déménage en 1956 pour la rue du 4-août-1789, où une usine de 10 000 m2 emploie 200 à 300 ouvriers, des femmes surtout. Le rythme s’accélère dans les années 60, poussant Norev à embaucher 500 ouvriers à domicile pour assembler les pièces, puis à ouvrir en 1970 une deuxième usine rue Decomberousse, dans le quartier de La Soie, capable de sortir 100 000 petites voitures par jour. La firme atteint son apogée en 1976, avec au catalogue plus de 150 modèles d’automobiles, de camions en tous genres, de tracteurs, de caravanes et de tout ce qui roule sur les routes, sur les chantiers ou dans les champs, désormais fabriqués avec un alliage métallique – le "zamac", plus seyant que le plastique des origines. La marque conserve quelques véhicules cultes, mais colle au plus près de l’actualité en sortant ses miniatures quelques mois après la mise en circulation des vraies automobiles. Aux Panhard, Peugeot 203 et Traction Avant des premiers temps succèdent des Coccinelle, des 4L, des R5, des DS, la SM du président Giscard-d’Estaing, et bien sûr les reines des circuits, les Ferrari, les Ligier, Lola, Alpine, Matra, Maserati, etc., dont certains modèles sont fabriqués à plus d’un million d’exemplaires !
Alors qu’elle roule à pleine vitesse sur la voie du succès, Norev effectue une première embardée en 1978. La concurrence des Majorette et des Matchbox fait rage, tandis que les goûts des enfants évoluent et se tournent vers les jeux de société, les légos et les premiers jeux vidéos. Les déficits apparaissent, les caisses de l’entreprise se vident. Un premier redressement intervient en 1980 mais il ne suffit pas à sauver Norev. Les effectifs tombent à 300 personnes, tandis que Joseph Véron passe le volant à son neveu, Marc Fischer. Nouvel incident en 1986. Norev dépose le bilan et frôle la sortie de route, en évitant de justesse le rachat de la marque par Majorette. Le salut vient de son PDG, qui mise sur les voitures de collection, essentiellement des modèles rétros destinés à une clientèle adulte. Norev restreint néanmoins la voilure, et ferme en 1991 ses deux usines villeurbannaises. L’aventure des petites voitures se poursuit mais désormais à Vaulx-en-Velin, avec une trentaine d’employés.
Du bolide au jouet : une prouesse miniature
La fabrication d’une réplique miniature d’une voiture représente un véritable tour de force. Dès qu’un nouveau modèle sort chez Renault, Simca, BMW ou autre, Norev se procure ses plans côtés auprès du constructeur. Toutes les dimensions sont alors réduites à l’échelle 1/22e, puis des ouvriers spécialisés sculptent une maquette en plâtre. Un pantographe prend le relai, qui reproduit à l’échelle 1/43e les formes générales de la maquette sur un bloc d’acier destiné à devenir le moule des futures miniatures. Puis les détails comme les poignées de portes sont gravés. Le moule terminé, on coule le plastique ou l’alliage métallique à l’intérieur et il en sort un modèle réduit que des ouvrières munissent à la main de ses roues et de tous ses accessoires, avec une grande dextérité malgré la difficulté de travailler à la chaîne. L’auto est terminée. Il ne reste plus qu’à la ranger dans sa boîte en carton imitant une caisse en bois. La petite Norev est prête à rejoindre les rayonnages du marchand, où commencent nos souvenirs d’enfants.
La fabrication des petites voitures Norev (BML/Fonds Georges Vermard)
Repères
1945-1974 : forte croissance économique : les "Trente glorieuses"
1952 : mort d’Eva Peron en Argentine
1954-1977 : Étienne Gagnaire, maire de Villeurbanne
1958 : Charles de Gaulle devient président de la République
1964 : Après avoir quitté Norev, Émile Véron fonde la marque Majorette
1970 : Michel Sardou, Johnny Hallyday, Léo Ferré, Pink Floyd, Simon & Garfunkel, Jimi Hendrix, les Bee Gees, Elton John, John Lennon figurent parmi les stars musicales de l’année
1973 : début d’une crise économique mondiale
1974-1981 : présidence de Valéry Giscard-d’Estaing
1990 : décès de Charles Hernu, maire de Villeurbanne depuis 1977
TÉMOIGNAGE - Ouvrière chez Norev
Carmen (1), venue d’Espagne, est arrivée à Villeurbanne le 1er octobre 1966. Une époque où il suffisait d’ouvrir « le journal et on trouvait du travail ». C’est ainsi qu’elle entre chez Norev, peu après les événements de 1968. Elle raconte les dures conditions de travail de celles qui fabriquaient les célèbres petites voitures.
« Nous n’étions que des femmes à la presse, au montage, au vernissage, à l’emballage. Les hommes étaient nos chefs et faisaient aussi les moules sur place. Je travaillais sur des presses à injection plastique. Le plastique nous arrivait en tout petits granulés de toutes les couleurs, les presses avaient un petit réservoir que l’on remplissait de matière qui descendait puis qui chauffait. C’était un travail très régulier, sans arrêt, minutieux et, si on ne suivait pas la cadence, le plastique devenait chaud, liquide et pouvait nous gicler à la figure. Pour aller aux toilettes, il fallait allumer une lampe et attendre qu’on vienne nous remplacer. On ne pouvait absolument pas laisser la presse toute seule pendant les huit heures de travail. Il fallait aussi allumer la lampe si on avait besoin de matière. Il ne fallait pas le faire au dernier moment, il fallait anticiper pour tout, avoir beaucoup d’attention, bien suivre la cadence.
Les directeurs passaient dans les ateliers et il fallait faire attention parce qu’ils mettaient les gens facilement à pied. Il suffisait qu’à ce moment-là, quelqu’un ait été inactif une seconde et c’était trois jours de mise à pied !
À un moment, la direction s’est aperçue qu’on pouvait faire plus et ils sont venus chronométrer derrière nous : ils augmentaient la cadence, chronométraient, regardaient les pièces et si elles étaient bonnes, il fallait en faire plus. Nous avions quand même une prime mais c’était lourd.
On ne produisait que des petites voitures. Il n’y avait jamais de renfort, même en période de fête. Nous avons connu un moment difficile en 1974, où nous n’avions pas de travail. On ne savait pas pourquoi, l’information ne nous arrivait pas. Je suis restée plusieurs semaines à faire semblant. Les ouvrières les plus rapides, celles qui ne posaient pas de "problème", on nous a laissé faire semblant et on nous a gardées. Il y en a qui ont été renvoyées et d’autres qui sont parties d’elles-mêmes.
De toute façon, c’était une usine où les filles ne restaient pas, ça tournait beaucoup. Elles ne supportaient pas de rester assises les 8 heures sans pouvoir bouger. »
(1) Prénom d’emprunt. Extrait d’un témoignage recueilli en 2010 par Cécile Matthias pour le Rize. Remerciements aux archives municipales/Le Rize pour leur sélection de photos et le témoignage de Carmen.
Ouvrière chez Norev (BML/Fonds Georges Vermard)
Sources : D. Beaujardin, B. Bollé et D. Darotchetche, Les belles autos de Norev, éditions Grancher, 2003. P. Videlier, Usines, éditions La Passe du vent, 2007. Site internet Archives de Villeurbanne (Le Rize), 1 AV 36/1 à 9 et 7 T 866 (1041/47).
www.norev.com
Par Alain Belmont, historien