Quand les héros anonymes font l’histoire

Les Justes parmi les nations, tels que les désigne Yad Vashem, restent des héros méconnus : longtemps silencieux, leurs actes de bravoure n’ont été révélés que récemment. Onze ont été ainsi salués depuis 1999 à Villeurbanne, mais ils ont été bien plus nombreux à participer au sauvetage d’enfants ou de familles entières.
Quand les héros anonymes font l’histoire

Dès l’Exode de 1939 et l’invasion allemande de 1940, Villeurbanne accueille son lot de réfugiés : certains arrivent de Belgique à l’exemple des Szepes, d’autres de la capitale (les Zylbersztejn, les Stolak). À l’issue d’un périple long et parfois éprouvant, ces familles juives s’établissent dans la commune, où existe déjà, dès les années 1930, une communauté importante. Déracinés, ils s’efforcent pourtant jusqu’en août 1942 de mener une existence normale. Les rafles de l’été 1942 sonnent le glas d’une époque : le temps n’est plus à la débrouille mais à la survie. Traqués, les Juifs n’ont d’autre solution que de faire appel aux leurs ou aux personnes qu’ils jugent dignes de confiance. C’est là qu’entrent en jeu des héros ordinaires qui, refusant l’idéologie exterminatrice des nazis, ont grandi la France en prenant le destin de ces hommes et femmes en main.

Nés pour la majorité à l’orée du XXe siècle, les onze Justes villeurbannais sont les acteurs, les enfants et les héritiers de la Grande Guerre qui, pour certains, les a durablement marqués. Le teinturier Léon Ehret a ainsi fui l’Alsace d’où il est originaire pour ne pas avoir à combattre dans les rangs allemands et risquer de tuer un homologue français. Il en paie chèrement le prix : interné au camp de Largentière (Ardèche), il ne recouvre sa nationalité française qu’au début des années 1920. L’enseignant Jean Barange, grièvement blessé, a été touché dans sa chair par les combats. De la guerre, ils conservent un tel patriotisme qu’ils ne peuvent adhérer aveuglément au régime de Vichy. Ce ne sont donc pas de jeunes aventuriers mais des personnes d’âge mûr qui font en toute conscience le choix de la Résistance.

Le sauvetage de familles juives commence souvent par une simple rencontre, un lien ténu. Anna Ehret, mère au foyer d’une quarantaine d’années, fait la connaissance de Jacques Szepes au salon de coiffure qu’elle fréquente ; Marguerite Dupraz, bouchère dans le quartier des Brosses, compte David Stolak parmi ses clients réguliers. Jean Barange loge le couple Zylberzstejn dans son immeuble cours Tolstoï. D’autres entretiennent des liens plus forts : Pierre Ferrand et Moïse Sibilia sont des camarades de promotion de l’école des Arts et Métiers, Jeanne Rosenstiel est mariée à un Juif. D’autres enfin, déjà engagés dans la résistance active, élargissent ainsi leur champ d’action : le fils de Jean Barange, lui-même exclu à 55 ans de la direction de l’École des sourds et muets de Villeurbanne pour ses convictions politiques, est à la tête d’un maquis ; Pierre Moucot, inspecteur de police, participe à plusieurs réseaux de résistance.
Si différents que soient ces femmes et ces hommes, tous se lancent dans l’audacieuse et courageuse entreprise de sauvetage : Pierre Moucot, fort de son poste au commissariat des Charpennes, produit des faux papiers pour les Juifs, les avertit des rafles à venir et extirpe même une trentaine d’enfants des griffes de l’occupant. Les Magaud associés aux Ferrand, les Ehret recueillent chez eux des couples avec enfants : ils leur assurent la survie quotidienne et n’hésitent pas, pour ce faire, à courir de grands risques. D’autres interviennent dans le sauvetage d’enfants : Marguerite Dupraz s’occupe de la petite Janine Stolak, âgée d’à peine deux ans, et place ses deux sœurs aînées en pension, leur rendant régulièrement visite. Jeanne Rosenstiel, mariée mais sans enfant, recueille la petite Diane Wolfowicz. Les Barange cachent, aux côtés de leurs petites-filles, le petit Alik dit Albert Zylberzstejn, qu’ils font passer pour un cousin, dans leur maison d’Estressin, près de Vienne.

Loin d’être isolés, ces Justes font appel à toutes les ressources dont ils disposent. Les enfants recueillis sont scolarisés dans des établissements sûrs : Marguerite Dupraz place les petites Stolak dans l’institution Sainte Jeanne d’Arc à Azieu (aujourd’hui dans le Rhône), où sa fille avait été pensionnaire. Jeanne Rosenstiel, devant le double danger couru, dirige la petite Diane vers la pension Verney Ombroza à Caluire. La survie au quotidien nécessite également de faire preuve d’inventivité : les Ehret obtiennent des faux tickets d’alimentation auprès d’un résistant belge du quartier des Maisons-Neuves. Anna effectue même un voyage jusqu’à Bruxelles pour se procurer les bijoux de famille déposés par les Szepès. Zysel dite Suzie, enceinte au moment où elle est cachée chez les Ehret, accouche en toute clandestinité dans la clinique des Gratte-Ciel où officie la résistante Alice Vansteenbergh (1). Pour échapper aux contrôles, Sonia Zylbersztejn et Zysel Szepes se teignent les cheveux en blond. Les hommes, eux, restent terrés.
La survie des enfants mobilise Juifs et non Juifs. Sur l’invitation de l’Amitié Chrétienne (2) et du docteur Joseph Weill de l’OSE (Œuvre de secours aux enfants), qui ont arraché 85 enfants juifs de la déportation (3), Jeanne Rosenstiel, alors âgée de 36 ans, se rend fin août 1942 montée des Carmélites à Lyon. Émue, elle recueille Diane Wolfowicz, orpheline de 9 ans. L’École des sourds et muets, longtemps dirigée par les Barange auxquels succède un couple d’amis, les Pellet, est une cache plus ou moins temporaire pour Madeleine Dreyfus, actrice majeure de l’OSE et du circuit Garel (4).

La discrétion reste la règle car les risques nombreux. André Rosenstiel, habitant les Gratte-Ciel, fait l’objet de plusieurs dénonciations. Le 1er mars 1943, trois cents personnes sont raflées à Villeurbanne, exposant ces héros de l’ombre à une arrestation possible. Les Ehret y échappent de peu : les soldats allemands, en quête de "terroristes", frappent ce jour-là à la porte du couple. Les Szepes, cachés dans une alcôve dissimulée en placard, sont saisis d’effroi. Suzie place une main sur la bouche de son nouveau-né pour l’empêcher de pleurer. Gardant son sang-froid mais armé d’un pistolet, Léon, ancien soldat allemand, convainc ses homologues qui tournent les talons sans perquisitionner.
Tous sortent vivants de la guerre mais le temps des hommages arrivera bien plus tard : la première médaille villeurbannaise n’est décernée qu’en 1999. Pourtant, au-delà de la reconnaissance du cœur, des liens très forts unissent dès lors les protagonistes : Jeanne Rosenstiel adopte la petite Diane en 1947 ; Marguerite Dupraz devient, après la mort prématurée de David Stolak (en 1945), la tutrice des petites orphelines.

Par Cindy Biesse Banse
 

(1) Alice Joly-Vansteenbergh : née le 1er février1908. Docteur et sage-femme, elle appartient au réseau Gallia. Arrêtée en août 44, elle est torturée par le gestapiste Klaus Barbie, et perd l’usage de ses jambes.

(2) Amitié Chrétienne : association créée par Gilbert Beaujolin et Olivier Harty de Pierrebourg, ses statuts sont déposés en préfecture en mai 1941. Placée sous le haut patronage du cardinal Gerlier, du pasteur Boegner et du maire de Lyon, elle est définie comme « une œuvre interconfessionnelle de secours aux réfugiés et indigents français, apatrides, étrangers ou de nationalité incertaine ».

(3) C’est au camp de transit de Vénissieux, ancien camp des travailleurs indochinois, qu’ont été regroupés, à la fin du mois d’août 1942, près de 1 200 juifs étrangers arrêtés dans la région avant leur transfert vers Drancy. Les associations caritatives OSE et Amitié Chrétienne parviennent à en extirper 85 enfants et à les placer rapidement dans des familles majoritairement non juives.

(4) L’œuvre de secours aux enfants (OSE), née à Saint Pétersbourg en 1912, s’occupe de tous les juifs persécutés. Elle se spécialise durant la guerre dans le secours aux internés et aux familles traquées. Le circuit Garel est son pendant clandestin né dès le mois de septembre 1942. Plaçant les enfants juifs orphelins ou non dans des familles non juives, en envoyant certains en Suisse, il parvient au final à sauver près de 2000 d’entre eux.

 

Jeanne et André Rosenstiel

>> Jeanne et André Rosenstiel (©Collection Yad Vashem Jérusalem)

Jean et Aimée Barange en 1910 (©Collection Yad Vashem Jérusalem)

Jean et Aimée Barange en 1910 (©Collection Yad Vashem Jérusalem)

Pierre Moucot (©DR)

Pierre Moucot (©DR)

Paul et Rose Magaud (©Collection Yad Vashem Jérusalem)

Paul et Rose Magaud (©Collection Yad Vashem Jérusalem)

 

La famille Ehret en 1939 (©Collection Yad Vashem Jérusalem)

La famille Ehret en 1939 (©Collection Yad Vashem Jérusalem)

 

L'auteure

Cindy Biesse Banse est doctorante en histoire contemporaine. Cette jeune Villeurbannaise présentera en fin d’année sa thèse intitulée « Les Justes parmi les nations de la région Rhône-Alpes : étude prosopographique ».

 

Les Justes villeurbannais 


Léon et Anna Ehret    (2007)

Jean et Aimée Barange (2007)

Marguerite Dupraz (2002)

Rose et Paul Magaud (2012)

Suzanne et Pierre Ferrand (2012)

Jeanne Rosenstiel (1999)

Pierre Moucot (2004)

 

>> Lire aussi l'article  "François Boursier : un prêtre de combat" (Viva juillet 2015)

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