La Ville sommée d'abandonner une charte d'amitié
23 juillet 2019 - Mis à jour le 23 juillet 2019Des maires viennent d’être poursuivis au tribunal administratif pour avoir maintenu leur charte, par conséquent leur amitié avec une commune du Haut-Karabagh. La ville de Villeurbanne est elle-même sommée de fournir à l’administration préfectorale toute information sur la nature des liens qu’elle entretient avec la ville de Chouchi, ancienne capitale de l’Arménie historique, attaquée par les forces azéries au début des années quatre-vingt-dix, haut lieu de la résistance arménienne par-delà les siècles.
Cette charte, "qui n'a rien d'engageant pour la diplomatie française", souligne le maire, a été signé le 18 mai 2015. Elle a pour objectif de favoriser les échanges et les retours d'expérience dans les domaines de la gouvernance, de l'économie, de l'éducation, de la culture et du patrimoine, du sport... Villeurbanne a déjà signé d'autres chartes de coopérations depuis 2008 avec les villes de Dire Dawa (Ethiopie) et El Eulma (Algérie).
Depuis longtemps, Jean-Paul Bret défend la cause arménienne par deux engagements forts : la reconnaissance du génocide des Arméniens de 1915 et la reconnaissance des territoires du Haut-Karabagh. Pour lui : « Quelle que soit l’action de l’Etat auprès des tribunaux et quel que soit le résultat, les élus de Villeurbanne maintiendront la relation d’amitié avec la ville de Chouchi ». Le maire de Villeurbanne s'étonne que "les relations entre des communes de France et leurs homologues de Palestine, de Chypre-Nord ou de Taïwan" ne soient pas soumis aux mêmes règles. Il met en cause la pression exercée sur la France par l'Azerbaïdjan, "qui achète des armes et pèse plus sur la scène économique, avec ses ressources en gaz et pétrole, que l'Arménie". "Ce n'est pas très glorieux pour la France et pour le ministre des Affaires étrangères", déclare Jean-Paul Bret.
La lettre de Jean-Paul Bret au ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian
"Monsieur le ministre,
J’ai reçu le 17 Juin 2019 un courrier du préfet du Rhône, suivi d’une relance en date du 9 juillet 2019. Le sujet, qui mobilise les services de l’État, est la charte d’amitié entre les villes de Villeurbanne et de Chouchi au Haut-Karabagh.
Il y a trois ans, le 22 février 2016, j’avais été destinataire d’une première lettre du préfet du Rhône soulignant la non-conformité de cette charte d’amitié au regard de l’article L.1115-1 du code général des collectivités territoriales. Il avait toutefois jugé bon de préciser : « cette convention ne produit en l’état aucun effet de droit. Dès lors, je n’entamerai pas de procédure contentieuse à son encontre ». À l’époque, j’avais été étonné du propos au regard du principe d’autonomie des collectivités territoriales. Mais plus encore, j’avais été troublé par ses motivations, qui s’en référaient explicitement à l’action d’un cabinet d’avocats, conseil de la République d’Azerbaïdjan. C’était l’acte I d’un théâtre qui, passé le moment de consternation, avait eu le mérite de la clarté.
L’acte II se joue en ce moment avec une offensive plus sévère de votre ministère, par l’intermédiaire des préfets ! Des maires viennent d’être poursuivis pour avoir maintenu leur charte, par conséquent leur amitié avec une commune du Haut-Karabagh. La ville de Villeurbanne est elle-même sommée de fournir à l’administration préfectorale toute information sur la nature des liens qu’elle entretient avec la ville de Chouchi, ancienne capitale de l’Arménie historique, sauvagement agressée par les forces azéries au début des années quatre-vingt-dix, haut lieu de la résistance arménienne par-delà les siècles.
La convention d’amitié entre Villeurbanne et Chouchi s’exprime en quelques lignes : « La ville de Villeurbanne (France) et la ville de Chouchi (Haut-Karabagh) s’engagent dans une relation de fraternité reposant sur le respect mutuel et sur les valeurs universelles qu’elles partagent, à savoir, la paix, la liberté, les droits de l’Homme, la démocratie et la laïcité. Cette nouvelle coopération doit favoriser les échanges et les retours d’expérience dans le domaine de la gouvernance, de l’économie, de l’éducation, de la culture et du patrimoine, du sport et de la gastronomie. Cette charte d’amitié est signée le 18 mai 2015, année du centenaire du génocide arménien dont Villeurbanne demande toujours la reconnaissance ». À la relecture de ce texte, je ne mesure pas quel mot ou quelle expression heurterait la diplomatie française. En revanche, je peux vous assurer que la signature de cette charte a suscité de grands espoirs dans la population arménienne de Chouchi, souvent francophone, amoureuse de la France, encore confrontée à l’hostilité de son voisin azéri.
Ainsi l’amitié viendrait affaiblir la politique étrangère de la France ! En tous temps, c’est pourtant l’amitié qui, par le rapprochement des peuples, a permis à notre pays de mener de grandes batailles pour les droits de l’Homme et d’imposer sur la scène internationale son combat pour la liberté. La non-reconnaissance par la France de la République du Haut-Karabagh en tant qu’entité politique suffirait à justifier de l’action contre les villes françaises. Mais alors, quid des relations entre des communes de France et leurs homologues de Palestine, de Chypre-Nord et de Taïwan ?
Il y a longtemps que je défends la cause arménienne, par deux engagements forts : pour la reconnaissance du génocide des Arméniens de 1915 ; et pour la reconnaissance des territoires arméniens du Haut-Karabagh. J’ai pu découvrir combien, sur ces sujets, la riposte turque et azérie était sans cesse renouvelée avec de lourds moyens d’État. Jusque-là, il m’avait semblé que la diplomatie française était suffisamment ingénieuse pour faire face à ces attaques répétées, tout en laissant les collectivités agir à leur niveau, par des échanges de fraternité. L’injonction faite actuellement aux maires — ainsi qu’à leurs conseils municipaux — et la saisine des tribunaux rompent avec une tradition de subtils équilibres.
Je me souviens d’un temps où, appartenant au même groupe politique des Socialistes et Républicains, nous avions en tête et au cœur ce beau texte de Jean Jaurès, formidable plaidoyer prononcé devant l’Assemblée nationale pour défendre les Arméniens devant les dangers qui, quelques années après, seraient le terreau du processus génocidaire. Ce texte suscitait alors l’enthousiasme et l’admiration pour un homme que rien n’avait réussi à contraindre dès lors que l’existence d’une seule personne était menacée.
Les élus de Villeurbanne ne seront pas les supplétifs du ministère des Affaires étrangères. En conséquence de quoi, avec ou sans charte, quelle que sera votre action auprès des tribunaux et quel qu’en sera le résultat, nous maintiendrons nos relations d’amitié avec la ville de Chouchi. C’est l’acte III de votre triste théâtre d’ombres.
Je vous prie de recevoir, monsieur le ministre, mes salutations les meilleures.
Jean-Paul Bret, maire de Villeurbanne
PS. J’envoie copie de mon courrier à monsieur le Préfet du Rhône. Elle prendra valeur de réponse à sa demande".