Portrait : David Molho, la vie à un fil
21 septembre 2022
David Molho (photo : Clara Grisot)
Ses grands-parents d’abord. Tous deux de confession juive, ils fuient l’Espagne pour rejoindre la Turquie. Les parents ensuite, qui fuient la Turquie avant de venir s’installer à Lyon, au début de la rue Paul-Bert, dans le quartier de la Guillotière. Le père, Elia Molho, est forain : il vend toutes sortes de petits objets, des boutons, des peignes. En 1939, il s’engage volontairement dans la légion étrangère. Ceux qui combattent pour la France obtiennent alors automatiquement la nationalité. En juin 1940, alors qu’il combat dans les Ardennes, Elia reçoit un éclat d’obus. Il est grièvement blessé au thorax puis démobilisé. Il rentre à Lyon. Ce qu’il ignore encore, c’est que la balafre qui traverse sa poitrine va le sauver.
1942. Des voisins dénoncent la famille Molho. La Gestapo somme le père d’aller présenter ses papiers à Saint-Jean, dans le cinquième arrondissement de Lyon. Une heure passe, puis deux, puis cinq… Elia Molho ne revient pas. David, sa sœur et leur mère s’y rendent. David a six ans. Il se souvient de la scène : « C’était une de ces petites rues exiguës de Saint-Jean. Les femmes était alignées le long des murs et elles pleuraient. J’ai vu arriver les camions. Il y avait des Allemands, des mitraillettes, des chiens… Les hommes se dirigeaient vers les camions, sans dire au revoir ». Elia est parmi les derniers à prendre le chemin des véhicules. L’un des deux docteurs en charge d’effectuer le tri va lui sauver la vie et lui permettre de partir. Une exception pour service rendu ? David Molho explique : « Si mon père n’avait pas été mutilé à la guerre, s’il n’avait pas eu sa grande balafre sur le torse, le docteur n’aurait pas su qu’il avait servi la France. Il aurait été envoyé dans les camps. Il ne serait jamais revenu et moi je ne serais pas là. Ma vie tient à un fil ». Devant lui sur la table, quelques documents qu’il a préparés. Les papiers, jaunis et pliés, s’effritent entre les doigts. Parmi eux, une page du livret individuel de son père. Dans une police typique des machines à écrire, des mots à l’encre bleue précisent qu’Elia Molho a été un « brave soldat, calme au feu ». Ce dernier reçoit la croix de guerre avec l’étoile de bronze.
« Comme un squelette »
L’histoire de David, maintenant. Car la guerre se poursuit et il faut fuir Lyon. Toute la famille est prête à partir à Saint-Laurent de Chamousset, où un paysan accepte de tous les accueillir dans sa ferme. Il faut faire vite et discret. Un homme se gare en bas de chez les Molho, il livre des pommes de terre. « Nous étions tous cachés sous les sacs de patates », se rappelle David. « Le trajet, c’était 50 kilomètres. Nous avons été arrêtés quatre ou cinq fois. Et à chaque fois, je voyais mon père qui serrait la main de ma mère. Il tremblait. Lorsque nous sommes arrivés, mon père a dit ‘ça y est, nous sommes sauvés ».
David se retrouve employé dans un village en contrebas, il garde des vaches pendant toute la durée de la guerre. Il confie : « C’était dur. On ne m’a pas ménagé. Quand la guerre a été terminée et que j’ai quitté la ferme, j’étais comme un squelette ». À la libération, toute la famille se réinstalle rue Paul-Bert.
Quelques années s’écoulent. D’abord en Israël, où il vit avec sa famille dans un kibboutz. Puis, de retour en France, avec l’école et quelques menus travaux qu’il exerce : électricité, mécanique… avant d’atterrir à l’imprimerie Gauthier, à Villeurbanne. C’est le début des années 1950. David ne quittera plus Villeurbanne, sauf lorsqu’il est appelé en Algérie à l’âge de 20 ans. Il y restera 27 mois. À son retour, il reprend un travail à l’imprimerie Léger, à Grandclément, et fréquente des amis qui pratiquent le cyclisme. Il entre à l’Étoile cycliste, un club de la région lyonnaise. Il pratique alors en compétition plusieurs années. Il croise sur sa route Raymond Poulidor, Fausto Coppi… Il connaît par cœur les compétitions régionales et côtoie à l’occasion des anciens et des nouveaux professionnels de la discipline. Il explique : « J’ai commencé tard mais j’étais doué. Je suis resté un anonyme du peloton ».
Record du monde
Peu après ses 80 ans, David se donne pour objectif de battre le record de l’heure cycliste dans sa catégorie. Il s’entraîne quotidiennement sur son vélo d’appartement, proche d’accrocher les temps qu’il vise. Une douleur le foudroie à la hanche. Il est transporté à un hôpital dont il a perdu le nom. Scanner. Hémorragie interne des suites d’un mauvais dosage médicamenteux. Il est aussitôt opéré.
Le nom de l’hôpital ? Médipôle, à Villeurbanne. Il faut dire que tout a tellement changé. En huit décennies, la ville a mangé la verdure. Il se souvient : « Quand j’étais petit, ma mère me disait "On va à la campagne". En quelques minutes, nous étions à Cusset. Il y avait un pré immense, des vaches. Une vieille dame venait vendre des glaces sur une carriole. Je me baignais avec ma sœur dans un trou d’eau, dans la Rize. L’eau était transparente ».
Depuis, le record du monde n’est évidemment plus d’actualité : « J’ai tiré un trait sur le passé ». Alors il joue aux cartes, il raconte des fragments de son histoire à ses voisins. Il joue aussi beaucoup d’harmonica. Il en a disposé plusieurs devant lui. Aznavour, Ennio Morricone… « La musique, avec le sport, a toujours fait partie de ma vie ». David reproduit tout à l’oreille : il n’a jamais appris le solfège. Il demande à se réécouter sur l’enregistreur. La mélodie de La Paloma résonne dans l’appartement. « Vous savez pourquoi ce morceau s’appelle la Paloma ? En espagnol, ça veut dire la colombe, c’est le symbole de la paix ». Il regarde la télévision, éteinte. Il se tient le cœur : « Vous savez, quand on a eu mon enfance, voir ce qui se passe en Ukraine… ». Il reprend l’harmonica, il ferme les yeux, les notes de la Paloma retentissent dans l’appartement.