La révolte des Deux Sous

En 1786, les ouvriers en soie de la région lyonnaise s’opposent violemment aux autorités et aux troupes royales, avec pour champ de bataille les rues de la Presqu’Ile et pour quartier général les auberges des Charpennes.
La révolte des Deux Sous

Deux sous de plus pour chaque mètre de soie sorti de leurs métiers à tisser. Voilà ce que les canuts réclamaient. Une misère, une toute petite augmentation de salaire, pour compenser l’envolée des prix et l’inflation des taxes sur les aliments. Mais leurs patrons, les grands marchands soyeux, tenaient les cordons de leurs bourses aussi serrés que les rênes de la mairie de Lyon où ils régnaient en maîtres. Ces diables ne voulaient rien lâcher. Le ton commença à monter, puis vint l’explosion. Lundi 7 août 1786 les ouvriers désertent leurs ateliers et quittent la ville en masse, tout heureux et chantant pour se donner du courage :

 

« Les canuts n’ayant pas de vin,

Aux Charpennes courent soudain.

Là, calculant avec leurs doigts,

Combien ont augmenté les droits,

Et sur le vin et sur la viande,

Ils se sont réunis en bandes,

Pour demander avec éclat,

Deux sous de plus au Consulat ».

 

Pourquoi se ruent-ils à Villeurbanne et non ailleurs ? Parce que dans nos auberges le vin coule à flots et pour pas cher ; parce que les dimanches et les soirs d’été, les ouvriers viennent s’y promener bien volontiers ; et surtout parce que notre commune se trouve en Dauphiné et non en Lyonnais. Sitôt franchie la frontière que forme le Rhône entre les deux provinces, la police et les seigneurs de Lyon perdent tous leurs pouvoirs. Villeurbanne s’avère donc l’endroit idéal pour préparer une révolte.

Le lundi 7 août se passe sans cris, les canuts fourbissant leurs armes et s’alliant aux ouvriers chapeliers, eux aussi prêts à en découdre. Sur la place des Terreaux les beaux messieurs de la mairie prennent peur, et interdisent immédiatement les attroupements « en plus grand nombre que cinq ». Peine perdue. Le mardi 8 août les canuts reviennent aux Charpennes dès le matin, les armes à la main, tandis que les ouvriers des autres métiers se réunissent du côté de Perrache. Le vin aidant, les esprits s’échauffent et en fin d’après-midi 400 à 500 personnes marchent en ordre de bataille, en rangs par trois et au pas, convergent vers la Presqu'Île et assiègent l’hôtel de ville. Les quelques soldats présents sont balayés comme fétus de paille, au prix d’un mort et d’une dizaine de blessés graves, qui trépassent peu après. Prise au piège, la municipalité approuve l’augmentation des salaires. Elle donne d’une main de velours… pour reprendre aussitôt d’une main de fer les concessions arrachées par la force. Dès le lendemain, mercredi 9 août, la justice entame une enquête, cherche les meneurs jusque dans les hôpitaux, emprisonne pour l’exemple quelques boucs émissaires. Les canuts retournent donc dans les auberges villeurbannaises, plus mécontents que jamais. La révolte gagne en ampleur et en férocité. Deux à trois mille ouvriers envahissent à présent les rues, attaquent les prisons, libèrent leurs camarades incarcérés. De leur côté les enquêteurs obtiennent des noms, resserrent l’étau autour des meneurs du mouvement.

Interrogatoire du 11 août 1786. « Enquis de ses nom, surnom, âge, qualités et demeure, après serment par lui fait de dire la vérité. A dit se nommer Joseph-Antoine Dapiano, ouvrier en étoffes de soie, demeurant à Lyon rue de l’Arbalète, natif de Turin en Piémont, âgé de vingt ans. Interrogé s’il n’a pas été l’un des principaux auteurs de la sédition et émotion populaire arrivée ces jours derniers ? Répond qu’il n’a point trempé dans la sédition dont nous lui parlons. Convenant d’avoir été aux Charpennes mardi et mercredi dernier et le jour d’hier avec quelques-uns de ses camarades ». Interrogé « si le jour d’hier, il ne se rendit pas de nouveau aux Charpennes, lieu de l’assemblée des séditieux, et ne revint pas avec eux en cette ville ? Répond qu’il ne se rendit le mercredi aux Charpennes que par curiosité et revint avec ses camarades ; que le jour d’hier il fut arrêté au pont Saint-Clair, revenant encore des Charpennes où il étoit allé gouter avec un de ses camarades ».

Les forces de police ne pouvant lutter seules contre une marée d’émeutiers, les autorités royales expédient d’urgence à Lyon deux bataillons et un régiment entier de soldats aguerris. Ces troupes prennent position aux portes de la ville, dans les faubourgs de Vaise et de La Guillotière et surtout aux Charpennes, au cœur de l’insurrection. Les meneurs ou plutôt ceux désignés comme tels, surtout des Italiens comme par hasard, passent en jugement dès le 11 août 1786. La sentence tombe immédiatement : ils sont « condamnés à Être pendus et étranglés jusqu’à ce que mort s’ensuive par l’exécuteur de la haute justice à une potence qui sera à cet effet plantée à la place des Terreaux, à laquelle potence leurs cadavres demeureront exposés pendant vingt-quatre heures ». La violence de la répression entraîna un divorce irrémédiable entre les canuts et leurs patrons. Bien d’autres révoltes allaient suivre au XIXe siècle, avec toujours les Charpennes et Villeurbanne en toile de fond.

 

Rebeynes et Trics

À partir du XVIe siècle, l’agglomération lyonnaise figure parmi les grandes capitales industrielles européennes et abrite d’importants effectifs ouvriers, d’abord assez aisés puis de plus en plus paupérisés. La conscience collective vient très tôt à ces populations et se manifeste par des grèves et des révoltes très dures. En 1529, une cherté du pain provoque ainsi la Grande Rebeyne (émeute) des pauvres. En 1539, le relais est pris par les ouvriers imprimeurs, qui entament une grève de quatre mois, le Grand Tric, pour protester contre des baisses salariales et la dégradation de leurs conditions de travail. D’après certains auteurs leur cri de ralliement – « Tric ! » – serait à l’origine des mots allemand et anglais streike/strike, désignant la grève. À la suite du Grand Tric, le roi François Ier édicta en 1539 par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, la première loi française interdisant les coalitions ouvrières et donc le droit de grève. Les salariés ne purent dès lors qu’avoir recours à la violence et à l’émeute pour exprimer leurs revendications. Le droit de grève ne fut rétabli qu’en 1864, et inscrit dans la Constitution de notre pays en 1946.

 

Repères

1774 : début du règne de Louis XVI

1786 : première ascension du Mont Blanc

1786 : procès de l’Affaire du collier de la reine (Marie-Antoinette)

1789 : début de la Révolution française

1831 : Grande révolte des Canuts

1834 : Deuxième grande révolte des Canuts

1848 : Révoltes ouvrières à Lyon et dans son agglomération. Deuxième révolution française

 

Alain Belmont, historien

 

 

Sources : Archives du Rhône, cote BP 3510.

Bibliothèque Municipale de Lyon, Ms Coste 1072.

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