Le Grand Camp

  • Le Grand Camp
Au départ ce n’était qu’un grand pré. Une centaine d’hectares situés en bordure du Rhône, où les paysans menaient paître leurs bœufs et leurs moutons. Puis vinrent les militaires.
Le Grand Camp

Terrains communaux, les prés de la Feyssine et de la Doua appartenaient à tous les habitants de Villeurbanne qui en usaient comme bon leur semblait. Le Rhône s’y invitait aussi, en engloutissant l’herbage sous les flots à chacune de ses crues, déviant son cours au gré de ses humeurs, laissant des lônes sur ses anciens passages, offrant un paradis aux joncs et aux buissons des brotteaux. Et un jour ces grands espaces intéressèrent les militaires. En appelant des millions de jeunes gens sous les drapeaux, la Révolution et à sa suite l’Empire de Napoléon Ier donnèrent à l’armée française une ampleur jamais atteinte auparavant. Des garnisons fleurirent de tous côtés et notamment à Lyon. Mais dans une ville remplie d’immeubles serrés comme des cartouches en boîte, où donc entraîner fusiliers et grenadiers, dragons et canonniers ? À Villeurbanne pardi ! Dès 1791, les prairies de la Doua sont affectées « aux exercices de tir et manœuvres des troupes ». En 1793 elles rendent aussi de grands services pendant le siège de Lyon ; les bataillons restés fidèles à la République y installent des fortifications de terre d’où ils bombardent la ville des rebelles. Une fois les Lyonnais rentrés dans le rang, les soldats prennent l’habitude de retourner s’exercer aux portes de la Tête d’Or.

À Villeurbanne on laisse faire, en grognant juste de temps en temps, histoire d’obtenir une indemnité des processions d’uniformes venant galoper au milieu des ­bergers. Les autorités militaires entendent les protestations et ouvrent les cordons de la bourse : « la Direction du Génie n’a jamais été opposée à ce qu’une indemnité pécuniaire fut accordée, plus pour la gêne que pour la perte qu’éprouvent les habitants dans le pacage car habituellement la garnison ne fréquente pas ce terrain 100 jours sur 365, et encore, c’est vers l’époque où il ne reste presque plus d’herbes dans ce pâturage, dont le sol est aride ». La municipalité chicane, trouve l’indemnité ridicule. Les militaires se braquent. Fin 1834, ils suggèrent au ministre de la Guerre « l’acquisition de tout ou d’une partie du communal ; cela terminerait tous les démêlés ». Surtout, « aujourd’hui plus que jamais, l’importance militaire de Lyon et sa nombreuse garnison (si utile au repos des habitants de la ville et de ses environs), réclament un terrain pour les exercices qui deviendront plus fréquents. Le Grand Camp est le seul terrain convenable ». « Si utile au repos des habitants » : la phrase cache un but politique. En 1834, les canuts viennent tout juste de se révolter, pour la deuxième fois en trois ans. Le Grand Camp contribuerait avec les forts de Lyon et la future caserne de La Part-Dieu à les intimider, au cas où ils voudraient recommencer.

Le ministre de la Guerre suit l’avis des généraux dans « cette importante affaire », et décide en 1835 d’acheter les communaux au prix de 1000 francs par hectare. La municipalité crie au vol. Cinq ans de joutes financières et judiciaires plus tard, la ville est expropriée. Dès 1843 le « camp de Villeurbanne » sert de cadre à des grandes manœuvres. Des baraquements, une nuée de canons et même « une bibliothèque nombreuse et choisie de bons livres sous une tente réservée », attendent plusieurs milliers d’hommes placés sous le commandement du fils du roi Louis-Philippe, Sa Majesté le duc de Nemours. Ils s’entraînent à repousser une invasion imaginaire  venue d’un pays alors étranger et potentiellement ennemi… la Savoie.

Durant la seconde moitié du XIXe siècle et de 1914 à 1918 le camp se couvre de casernes et s’agrandit. Les Villeurbannais repartent en guerre contre les militaires car l’extension se fait au détriment de champs cultivés, de maisons et même d’une usine qu’il faut détruire. Plus grave, les incidents se multiplient. Chaque printemps, les canonniers s’entraînent de 6 h à 9 h, interdisant la circulation sur les routes du quartier et même la navigation des bateaux sur le Rhône. Idem lorsque les fusiliers prennent leur suite. Malgré ces précautions, « le 22 avril 1865 le cheval du sieur Jean Ginon a été tué dans les champs par une balle, et le 25 avril la fille Marie Coste a été atteinte à la main droite, pendant qu’elle vaquait à son service dans le jardin de son maître ». On peste aussi contre les nuages de poussière que soulèvent les chevaux des cuirassiers de la Part-Dieu en allant au Grand-Camp tous les matins : « Faites-vous 50 mètres sur nos routes qu’immédiatement vous êtes confondu avec un meunier », décrit un journaliste. Bref, les plaintes pleuvent contre ces encombrants voisins. Et dans le même temps, aux Charpennes les auberges poussent comme des champignons, pour servir à boire aux soldats de la Doua. Et dans le même temps, le cœur des Villeurbannaises s’enflamme pour ces beaux uniformes…

 

Repères

1790 : en mai, fête révolutionnaire de la Fédération sur les communaux de Villeurbanne, dès lors baptisés « Grand Camp ».

1793 : d’août à octobre, siège de Lyon par les armées de la République.

1830-1848 : règne de Louis-Philippe, roi de France.

1831 : première révolte des canuts.

1834 : deuxième révolte des canuts.

1867 : décès de Charles Baudelaire.

 

Du Grand Camp au grand campus

Les chevaux appellent les chevaux. En 1864 la commune de Villeurbanne vend ses derniers terrains communaux pour accueillir le nouvel hippodrome de Lyon. L’équipement est construit à l’ouest des casernes du Grand Camp, près du parc de la Tête d’Or. Les courses s’y succèdent pendant un siècle, jusqu’en 1965 où l’hippodrome déménage à Bron-Parilly.

Les militaires eux, étaient déjà partis depuis dix ans. Le Grand Camp servit encore durant la seconde guerre mondiale aux armées nazies, entre autres pour fusiller ses prisonniers, puis fut attribué en 1957 au ministère de l’Éducation nationale. L’Insa s’installe en premier, inaugurant un campus bientôt fort de 20 000 étudiants où naît l’université Claude-Bernard-Lyon 1 en 1971, il y a 40 ans. La partie orientale de l’ancien champ communal perpétue le souvenir militaire des lieux à travers la Nécropole nationale de la Doua, où reposent plus de 5 000 victimes des deux guerres mondiales et des guerres d’Indochine, d’Algérie et du Liban.

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