Villeurbanne, capitale de l’aviation

Implantée aux Brosses, la société Messier-Bugatti-Dowty fabrique les freins d’avion les plus réputés au monde, dont ceux de l’Airbus A380. La présence à Villeurbanne de tels concentrés de haute technologie aéronautique remonte loin dans le temps. Et doit tout à un champ d’herbes folles…
Villeurbanne, capitale de l’aviation

Début du XXe siècle. Le gouverneur militaire de Lyon est bombardé de lettres sollicitant l’autorisation « d’effectuer des essais d’aviation » sur les plus grandes pelouses de l’agglomération : les prés de la caserne du Grand Camp, à l’emplacement actuel de La Doua. Depuis qu’aux USA les frères Wright ont fait décoller un avion pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, en 1903, des flots d’inconnus s’entichent de la nouvelle invention. En voici encore deux, Pierre Roesch et Edmond Seux. Le premier possède un atelier de tissage rue Marguerite, à Villeurbanne, tandis que le second exerce la noble profession de vendeur d’articles de toilette ! Ils n’en ont pas moins fondé une entreprise de « fabrication d’aéroplanes, hélicoptères, hélices » basée en face du Grand Camp. Dès que les troupes leur laissent le champ libre, ils se ruent sur l’herbe verte et tentent de rejoindre l’azur. Leur premier essai, en juin 1907, se solde par un fiasco. Un de leurs concurrents obtient plus de succès. Le 19 novembre 1908, Armand Zipfel parvient enfin à s’envoler du Grand Camp. Son oiseau de toile et de bois dépasse à peine l’altitude des pâquerettes mais qu’importe, Villeurbanne scelle ce jour-là ses noces avec le ciel. Désormais les apprentis pilotes se bousculent au Grand Camp ; en août 1909, l’aéro-club du Rhône souhaite même ­organiser dans son enceinte un grand meeting d’aviation. Refus catégorique des militaires : le camp n’est pas assez grand. Le meeting aérien se tient finalement en mai 1910 sur un terrain aménagé aux Brosses, et remporte un tel succès que l’aéro-club crée illico un aérodrome digne de ce nom… mais à Bron. Cette délocalisation ne décourage pas pour autant les sociétés d’aviation du quartier des Charpennes, qui continuent à produire ailes, fuselages et moteurs dans leurs ateliers aux allures de granges campagnardes. L’histoire allait leur donner un décollage aussi soudain qu’inattendu.

 

Arsenal aéronautique

Août 1914. La France entre en guerre contre l’Allemagne. Très vite l’ennemi bouscule nos frontières et met Paris à portée de ses canons. L’avion étant devenu une arme stratégique, il faut déménager d’urgence les usines aéronautiques de la région parisienne. Mais où ? Loin des obus allemands, près d’un aéroport militaire, d’usines déjà existantes et d’une main-d’œuvre compétente : dans l’Est lyonnais. Pendant la durée du conflit, plus de 53 000 avions sortent des usines implantées à Monplaisir, à Bron et pour beaucoup d’entre elles à Villeurbanne. Ainsi la société Louis Clément, située 34 cours Emile-Zola, emploie plus de 600 ouvriers dans ses ateliers. Venues de Meudon, les usines Letord s’installent rue Léon-Blum où elles sortent un avion par jour. Créée en novembre 1914 rue Racine, la compagnie Paris-Rhône fabrique pour sa part des radios et des équipements électriques. Ajoutez à la liste les fabricants de moteurs Burlat et Salmson, rue Poizat, l’usine Gnome et Rhône du 188 cours Émile-Zola, et vous comprendrez que la Première guerre mondiale ait fait de Villeurbanne un immense arsenal aéronautique.

La paix revenue, les compétences acquises attirent dans la ville les investissements d’une industrie promise à un bel avenir. Ainsi en avril 1935, le maire Lazare Goujon annonce « qu’une firme d’aviation envisage l’installation à Villeurbanne d’une vaste usine pouvant occuper de 1000 à 1200 ouvriers ». Elle arrive effectivement quelques années plus tard, dans les mêmes circonstances qu’en 1914. Le déclenchement de la Seconde guerre mondiale provoque un nouveau repli des usines stratégiques, parmi lesquelles figurent les Ateliers d’Études Aéronautiques. Cette entreprise d’État quitte Villacoublay, en région parisienne, pour emménager en juin 1940 dans une ancienne entreprise textile de Croix-Luizet vite reconvertie en usine modèle : l’Arsenal de Villeurbanne. Ses 800 employés conçoivent les plans des appareils, en fabriquent les pièces et les expédient vers la base aérienne d’Ambérieu-en-Bugey pour leur assemblage final. L’arsenal produit d’abord des chasseurs-bombardiers destinés à l’armée française, mais après 1942 il est contraint de livrer tous ses avions à la Luftwaffe, l’armée de l’air du IIIe Reich. Pourtant l’arsenal limite autant qu’il peut sa collaboration. Son directeur, Marius Vernisse, réduit la qualité des pièces, les fournit avec des mois de retard, tout en poursuivant secrètement les études d’un prototype ultramoderne, le VB10. Lorsque sonne la Libération, l’usine est prête à livrer ce nouvel avion à l’armée française. Hélas l’échec du VB10 et les difficultés budgétaires de l’État obligent l’arsenal à cesser la fabrication d’avions pour produire des voitures, après des débats houleux à l’Assemblée Nationale. À partir de 1953, 300 autos « Inter » sortent des chaînes de fabrication – trop peu pour faire vivre l’usine, qui licencie à tour de bras puis est vendue en 1956 à une firme privée. Ses locaux existent toujours, rue du Pérou. Les pavillons d’entrée, l’immeuble de la direction et les immenses toits en dents de scie de ses ateliers en font le plus grand bâtiment de notre ville.

 

Par Alain Belmont

 

Sources : Archives du Rhône, 4 M 615 ; PER 210/1 ; 130 W 66/1246, 85/2381 et 54/976. Assemblée Nationale, journaux des débats parlementaires, 1947-1956. Livre Mémoire d’usine, 1924-1985. 60 ans de production d’avions et d’engins techniques, édité par l’Aérospatiale en 1985.

Merci à la Société lyonnaise d'histoire de l'aviation et de documentation aéronautique (SLHADA) pour les photos de cet article.

 

Repères

1879-1882 : essais au Grand Camp de « l’ornithoptère », prototype d’avion de J.C. Pompéien-Piraud.

1898 : fondation de l’aéroclub du Rhône, l’un des premiers en France.

1903 : inauguration d’une aire de décollage de ballons près de la place Grandclément.

1909 : Louis Blériot traverse la Manche en avion.

1927 : l’avion de Charles Lindbergh rallie New-York à Paris.

1939 : premier essai en vol d’un avion à réaction.

juin 1940 : capitulation de la France.

juillet 1940 : Pétain devient chef de l’État.

1942 : les nazis envahissent la région lyonnaise, jusqu’ici en « zone libre ».

1943 : le pilote-écrivain Antoine de Saint-Exupéry publie Le Petit Prince.

1947 : l’Américain Chuck Yeager franchit le mur du son.

1956 : vente de l’arsenal de Villeurbanne aux tracteurs Richard-Continental.

1970 : la société Auto Châssis International (une filiale de Renault), s’installe dans les locaux de l’arsenal.

1976 : premier vol commercial du Concorde.

2005 : premier vol de l’Airbus A380.

 

Le VB 10

Cet avion fut le fleuron de l’arsenal de Villeurbanne. En 1938, les ingénieurs Vernisse et Badie (d’où le nom de l’appareil), commencent l’étude du VB 10 alors qu’il devient urgent pour la France de se doter d’un avion de chasse le plus performant possible, apte à lutter contre ceux de l’Allemagne nazie. À partir de 1942, le bureau d’études de l’arsenal concentre tous ses efforts sur sa conception, au nez et à la barbe de l’ennemi. L’appareil entre en phase de montage en hiver 1944-1945, et s’envole pour la première fois depuis l’aéroport de Bron le 7 juillet 1945. La « bête » est magnifique. Avec sa carlingue en aluminium, son fuselage aux allures de flèche argentée, ses deux hélices capables de le propulser à 700 km/h, ses 4 canons et ses 6 mitrailleuses, il s’impose comme le meilleur avion du moment. Le ministère de la Guerre en commande aussitôt 200. Malheureusement la pénurie de matières premières empêche de reproduire le prototype à l’identique et, en 1948, le troisième exemplaire du VB10 s’enflamme en tuant son pilote. L’accident condamne le bel­oiseau villeurbannais, que le développement des avions à réaction aurait de toute manière vite mis à la retraite.

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