Villeurbanne, nouvel arrondissement de Lyon ?

Lorsque vous prenez le métro de Bellecour aux Gratte-ciel, vous passez de Lyon à Villeurbanne sans vous en rendre compte. A pied ou en voiture, la transition d’une ville à l’autre se fait de manière à peine plus marquée, tant les derniers immeubles des Brotteaux ressemblent aux premiers des Charpennes, et vice-versa. De là à vouloir annexer Villeurbanne à sa grande voisine, il y a un pas que bien des municipalités passées, des municipalités lyonnaises cela va de soi, tentèrent de franchir. Ce vieux débat a même ressurgi à la faveur de la réforme territoriale examinée en ce moment par le Parlement.
Villeurbanne, nouvel arrondissement de Lyon ?

24 mars 1904. Le président du Conseil et ministre de l’Intérieur, Emile Combes, saisit la Chambre des députés d’une affaire très importante à ses yeux. Celui que l’histoire a surnommé « le petit père Combes », souhaite que les représentants de la nation débattent séance tenante d’un projet d’annexer à Lyon une partie de Bron, de Saint-Fons, de Vénissieux, de Saint-Rambert-l’Ile-Barbe et de Caluire, ainsi que la totalité de Villeurbanne. Le vote, dit-il, doit intervenir au plus vite afin que tout soit réglé pour les prochaines élections municipales.

 

Ce n’est pas la première fois que Lyon essaye de confisquer ainsi Villeurbanne à son profit. Des tentatives ont déjà eu lieu en 1856 et 1857, en 1860 et encore en 1874. Mais toutes ont échoué. Tandis que les anciennes communes de Vaise, de La Guillotière et de La Croix-Rousse sont tombées bon gré mal gré dans le giron de leur puissante voisine, Villeurbanne ne s’est pas laissée faire. Comme les célèbres Gaulois de la bande dessinée, elle a résisté encore et toujours à la loi du plus fort. Trente ans ayant passé depuis la dernière velléité d’annexion, on aurait pu croire que la hache de guerre entre les deux villes était définitivement enterrée. Que nenni ! En 1904 l’appétit des soyeux refait subitement surface. Les couloirs du palais Bourbon murmurent que la faute en revient à un Américain, un certain « Barnum ». Après avoir un temps entrepris d’installer son cirque à Lyon, Barnum planta finalement son chapiteau à Villeurbanne, où la commune ne prélevait pas de taxe sur les spectacles. Les Lyonnais auraient pris ombrage de ce mauvais tour digne d’une pantalonnade ! Le temps de fourbir leurs armes, et les voici qui bombardent les députés d’arguments justifiant une conquête.

 

Première raison : la fiscalité sur l’alcool. Alors que Lyon impose des taxes élevées sur les boissons alcoolisées (100 francs par hectolitre), Villeurbanne se contente de 30 francs par hectolitre, encourageant ainsi une contrebande éhontée entre les deux communes. Deuxième raison : Villeurbanne vit aux dépens de Lyon. Voyez toutes ces écoles, ces musées et même ces théâtres implantés entre Saône et Rhône. Qu’offre donc Villeurbanne en comparaison ? Si peu que ses habitants ne cessent d’envahir les équipements lyonnais sans avoir payé un sou pour leur construction. Troisième raison : la pauvreté du budget. Voyez comme les gens de Cusset et des Charpennes font pâle figure, avec leurs 30.000 francs de budget annuel ; comment peut-on gérer dignement une commune avec une bourse si plate ? Tandis que Lyon leur prodiguerait de l’argent sans compter. Quatrième raison : les querelles incessantes entre Villeurbannais. Pire que des enfants, ils se chamaillent à tout propos ; à preuve, le maire vient de démissionner quatre fois en très peu de temps. Cinquième raison : l’hygiène. Ah, l’hygiène, l’atout maître des élus de la place des Terreaux ! D’après Lyon, « l’existence à ses portes, d’une cité industrielle telle que Villeurbanne, sur laquelle elle n’a aucune prise, constitue pour elle un véritable danger hygiénique, de nature à compromettre la santé même de ses habitants ». A Villeurbanne, les rues sont mal pavées, les égouts insuffisants, les boucheries dégoulinantes de sang, et l’odeur impitoyable pour des nez raffinés. Un risque permanent de contagion menace les beaux quartiers de la Presqu’île et de la Tête d’Or. Sixième raison – mais celle-ci, le maire de Lyon n’osa jamais l’avouer, même si elle obsédait sa municipalité depuis belle lurette : le nombre d’habitants. Lyon perd chaque année un peu de sa population, alors que Villeurbanne bénéficie d’une formidable croissance : elle compte désormais 29.220 habitants, elle qui en avait à peine plus de 1.000 au moment de la Révolution. En annexant tous les Villeurbannais, Lyon parviendrait enfin à franchir le seuil fabuleux des 500.000 habitants. Mieux, elle passerait ainsi devant Marseille et deviendrait la Seconde Ville de France…

 

Devant de tels arguments, comment Villeurbanne réagit-elle ? Par un véritable tollé. Le maire et le député de la circonscription alignent des égouts flambants neufs, une nouvelle mairie, un hôpital en construction, le dynamisme d’une ville en pleine expansion, de grands espaces, de l’air et de l’eau à profusion. Ils raillent aussi « cette prétention de la municipalité lyonnaise de faire le bonheur des Villeurbannais malgré eux ». « Dans un régime démocratique, ajoutent-ils, il est élémentaire de laisser les populations maîtresses de leur sort, de leur reconnaître le droit de disposer d’elles-mêmes ». Derrière ses élus, la population suit comme un seul homme. Une enquête publique donne 2415 opposants au projet d’annexion contre seulement 45 avis favorables. Une autre aboutit au score encore plus net de 4851 opposants contre 3 adhésions !

 

Ebranlée par une si belle unanimité, la Chambre des députés décida de se hâter lentement. Le petit père Combes attendra un peu. Une commission fut réunie, qui enquêta pendant un an, écouta les arguments des uns et des autres et rendit un copieux rapport de 140 et quelques pages. Ses conclusions furent présentées devant le Parlement il y a tout juste cent ans, en 1905. Oui, Villeurbanne devait être annexée. Il fallait donner à Lyon des frontières « naturelles » (sic !) ; étendre la ville jusqu’aux remparts de ceinture, là où se trouve aujourd’hui le grand boulevard que vous connaissez bien. Ainsi, « le Lyon militaire coïncidera avec le Lyon municipal ». Seul bémol dans ce grand rugissement : alors que le maire de Lyon avait prévu d’éclater Villeurbanne entre plusieurs arrondissements, désireux qu’il était d’anéantir tout « esprit de quartier », la commission parlementaire préconisait au contraire de conserver l’ancienne commune dans un seul et même arrondissement.

Il n’est pas besoin d’expliquer comment se termina cette offensive du XXe siècle débutant, vous en connaissez le résultat. Par la suite, et même bien longtemps après, la même idée revint dans les discours de certains responsables politiques qui, évidemment, ne siégeaient pas aux Gratte-ciels. La tendance européenne étant au regroupement des circonscriptions administratives, ce vieux serpent de mer n’est pas prêt de s’enfoncer dans les abysses.

 

Sources : Archives départementales du Rhône, 1 M 87, 88 et 103, projets de rattachement de Villeurbanne à Lyon, 1856-57, 1860, 1874, 1903-1904.

Fleury-Ravarin, Chambre des députés. Rapport fait au nom de la 12e commission d’intérêt local chargée d’examiner le projet de loi tendant à annexer à la ville de Lyon la commune de Villeurbanne, 1905, 146 p.

 

Alain Belmont

 

 

Repères :

1852 : Villeurbanne est détachée du département de l’Isère et rattachée au département du Rhône

1870-1940 : Troisième République

1900-1905 : Jean-Victor Augagneur, maire puis député-maire de Lyon

1901 : en Angleterre, mort de la reine Victoria

1903-1908 : Emile Dunière, maire de Villeurbanne

1903 : aux USA, création des usines Ford

1905 : élection d’Edouard Herriot à la mairie de Lyon

1905 : séparation de l’Eglise et de l’Etat. Travaux d’Einstein sur la relativité

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