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À Cusset, l’église Saint-Athanase et ses abords renferment une partie méconnue du patrimoine ancien de Villeurbanne : des tombeaux et un cimetière, vieux de plusieurs siècles.
Plan du nouveau cimetière de Cusset en 1862, montrant aussi l’emplacement de l’ancien. (©DR)

Plan du nouveau cimetière de Cusset en 1862, montrant aussi l’emplacement de l’ancien. (©DR)

3 février 1772, le petit François passe de vie à trépas. Antoine Saulnier et dame Claudine Columb doivent enterrer le bébé. À cette époque, il n’existe qu’un seul cimetière à Villeurbanne, celui de l’église de Cusset. Une partie jouxte le sanctuaire, au nord et au sud du bâtiment, sur environ 600 mètres carrés. Le reste se situe à l’intérieur même de l’église, sous son dallage. Un bien curieux endroit pour enfouir des morts, penserez-vous, mais qui était la règle sous l’Ancien Régime. Le cimetière extérieur servait aux défunts du commun peuple, tandis que les aristocrates, les gens cossus et les ecclésiastiques élisaient leur dernière demeure à l’intérieur de l’église, pour reposer au plus près des prières du curé et aussi des reliques des saints. Ainsi, pensaient-ils, ce voisinage les emmènerait plus vite au paradis. Et puis, choisir l’église était une manière pour ceux qui tenaient le haut du pavé, d’afficher leur pouvoir et leur rang par rapport aux personnes modestes. Antoine Saulnier, le père du bébé, ne dispose pas encore d’un tombeau familial. Préférera-t-il pour enterrer son fils, le cimetière aux herbes folles, ou l’intérieur de l’église ? Sa décision est vite prise. Après avoir payé au curé la taxe prévue en pareil cas, il fait creuser un caveau au centre de la nef, et le recouvre d’une grande dalle de pierre sur laquelle il fait graver en lettres capitales : « Tombeau de la famille Saunier qui a fait poser cette pierre en l’anné 1772 ».

Tombe de la famille Saunier, à l’intérieur de Saint-Athanase

Tombe de la famille Saunier, à l’intérieur de Saint-Athanase

Deux siècles et demi plus tard, l’inscription est toujours là. Il suffit pour la trouver, de s’improviser archéologue, en soulevant les tapis qui recouvrent le sol de l’église Saint-Athanase. Elle apparaît alors, et tout un ensemble d’autres tombes aussi. En fait, l’église en est semée. Un peu plus loin, sous l’abside, voici celle d’un notable dont l’inscription ne se lit qu’à grand-peine. S’agit-il de Claude Buer, décédé en 1666, alors qu’il louait le grand domaine des moines de Saint-Antoine, sur la rue du 4-août-1789 ? Ou bien d’autres personnalités du village, comme Jean-Baptiste Cléry, capitaine-châtelain de Villeurbanne en 1679, ou noble François-Louis Ducerf d’Hautefeuille, mort en 1769, dont les registres paroissiaux témoignent qu’ils furent effectivement enterrés dans l’église ? Ailleurs, près du bas-côté nord, notre quête archéologique révèle une dalle tellement usée par les pieds des fidèles que son texte en est devenu illisible. Ces vieux tombeaux vont jusqu’au seuil de l’église, où s’élevait un porche autrefois : « Ici repose… D… décédé le… âgé de… », dit une pierre grise. Ici aussi, le temps a effacé les mots du passé. Il y a un siècle, sa date se lisait encore : 1825. Peut-être un prêtre aura-t-il choisi d’être inhumé à cet endroit par signe de modestie, pour que chaque paroissien foule en entrant sa dépouille mortelle. Avec cette tombe, on quitte le domaine des notables villeurbannais pour pénétrer dans le cimetière proprement dit, le "coemeterium" en latin, le « lieu où l’on dort ». Là, on ne trouve plus de dalles monumentales mais de simples trous en terre munis de croix en bois. Ce lieu du repos éternel existe depuis le Moyen Âge au moins. Depuis si longtemps que les corps ont fini par s’y entasser par milliers.
La promiscuité dans la mort devient telle qu’à la veille de la Révolution, le petit cimetière de Cusset déborde. En 1786 le curé de Villeurbanne, messire Dechastelus, profite d’une visite de l’évêque de Lyon pour conseiller à ses paroissiens d’agrandir le cimetière ou de le déplacer dans un autre lieu. Il y a urgence car, depuis le début du XVIIIe siècle, la paroisse s’est agrandie des nouveaux quartiers des Maisons-Neuves et des Charpennes, et a vu sa population fortement augmenter. Mais les Villeurbannais restent sourds à l’appel de leur curé. Ils ne veulent pas ouvrir les cordons de la bourse pour donner plus de place aux disparus. Une nouvelle tentative en 1788 aboutit au même résultat, malgré l’intervention appuyée de l’évêque. « Tout cela n’est pas encor exécuté ni près de l’être », conclut messire Dechastelus. Il ne croit pas si bien dire. Il faut attendre 80 ans pour que la municipalité se décide enfin à prendre le taureau par les cornes. Il était temps. A force de tergiverser, « à raison de cette exiguité les fosses n’étaient faites qu’à faible profondeur, ce qui occasionnait des odeurs infectes et amènerait par suite une maladie épidémique ». En 1864, un nouveau « lieu où l’on dort » est enfin ouvert à Cusset, dans la bien nommée rue du Cimetière.

 

Repères

Époque romaine : l’interdiction d’inhumer les défunts dans les villes entraîne la création de nécropoles le long des voies, comme sur la via Appia à Rome.
Moyen Âge :
avec la christianisation des villes et des campagnes, les cimetières se multiplient autour et à l’intérieur des églises.
1785 : Louis XVI interdit les cimetières dans Paris intra-muros.
Les corps des défunts sont exhumés et entassés dans d’anciennes carrières de pierres, les catacombes.
1804 : un décret de Napoléon Ier interdit les cimetières à l’intérieur des agglomérations.
1804 : ouverture du cimetière parisien du père Lachaise, dessiné par l’architecte Brongniart.
1807 : ouverture du cimetière de Loyasse, à Lyon.
1822 : ouverture du cimetière de La Guillotière.
 

La création du nouveau cimetière

Après une tentative par le maire Monavon d’ouvrir en 1827 un nouveau cimetière dans le quartier Cyprian, vite annulée par son successeur Jean-Baptiste Gorgeret, le conseil municipal décida d’abord en 1831 d’agrandir le cimetière de Cusset en lui ajoutant une parcelle à l’est de l’église. Mais cette extension s’avéra vite insuffisante pour faire face à l’accroissement démographique de Villeurbanne. Aussi en 1860, la municipalité se résigne à déplacer le cimetière sur « un terrain propice de deux à trois hectares, au levant du cimetière actuel et sur les Balmes ». La direction du chantier est confiée à un architecte, M. Berger, et les travaux exécutés par un entrepreneur, M. Marchand. Terminé en 1864, le nouveau cimetière se veut résolument moderne, avec un plan à quadrillage régulier, des tombes soigneusement alignées et un décor arboré, comme on en trouve désormais à Paris et à Lyon. Un an après son ouverture, il accueille déjà 170 concessions. La Première Guerre mondiale et la croissance effrénée de Villeurbanne nécessitèrent en 1929 l’ouverture d’un second cimetière de 9 hectares, à l’angle de la rue Léon-Blum et du périphérique actuel. Pour une fois, la ville des morts suivait le rythme de la ville des vivants.

Enterrement des religieuses à l'abbaye de Port-Royal-des-Champs Horthemels Louise-Magdeleine (1686-1767) (d'après)Magny-les-Hameaux, musée de Port-Royal des Champs. (©RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal des Champs) / Gérard Blot)

Enterrement des religieuses à l'abbaye de Port-Royal-des-Champs Horthemels Louise-Magdeleine (1686-1767) (d'après)Magny-les-Hameaux, musée de Port-Royal des Champs. (©RMN-Grand Palais (musée de Port-Royal des Champs) / Gérard Blot)

 

Sources : Archives municipales de Villeurbanne (Le Rize), 1 D 260 à 265, 266 GG 6 à 8, 1 N 24. Remerciements au père Igor Ivantsiv pour nous avoir permis de visiter l’église, et à Dominique Grard et Jean-Paul Masson pour leur aide.

Par Alain Belmont, historien

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