L'HISTOIRE - Les grands moulins de Villeurbanne
5 février 2020
Le vieux meunier de Fontvieille, celui des Lettres de mon moulin, broie du noir. Maître Cornille a perdu tous ses clients. Ils ont délaissé son moulin à vent et lui préfèrent les "minoteries", des usines à moudre les grains que les industriels implantent un peu partout. Il doit mettre la clé sous la porte et se résigner à n’être plus qu’un personnage de roman. La même évolution s’est produite à Villeurbanne, où les moulins tournant avec l’eau du Rhône ou avec celle du ruisseau de l’Abyme, dans le quartier des Charpennes, ne survécurent pas à la fin du XIXe siècle. Un concurrent redoutable venait de sortir de terre, les grands moulins électriques. Depuis son inauguration en janvier 1899, le barrage de Cusset délivrait une puissance formidable, équivalente à la force de milliers de chevaux : la fée électricité entrait dans notre cité. Les industriels ne furent pas longs à comprendre les avantages qu’ils pouvaient retirer de cette nouvelle énergie. Eux dont les usines ne fonctionnaient jusqu’alors qu’à la force des bras humains, ou avec des machines à vapeur chères, encombrantes, polluantes et dangereuses, se convertirent dès que possible à l’électricité – du moins, pour ceux qui avaient les moyens.
À Lyon, une société anonyme voit ainsi le jour en avril 1899 – seulement trois mois après l’inauguration du barrage ! – afin de construire au plus près de l’usine hydroélectrique de Cusset, une minoterie fonctionnant à l’électricité. Constituée par des banquiers, par les frères Lumière, par une minoterie de Saint-Étienne et par des centaines de boulangers et de personnes fortunées, la « Société anonyme des moulins électriques de Villeurbanne » se retrouve à la tête d’un capital d’un million de francs.
©AMV/Le Rize
Un grand moulin aux allures de château
Les travaux commencent aussitôt, sur des terrains situés rue Emile-Decorps, dans le quartier de Cyprian et en bordure de la ligne de chemin de fer de l’Est. Plus de 75 ouvriers se mettent à l’ouvrage, et viennent à bout du chantier en un peu plus d’un an. En juin 1900, le gros œuvre est terminé, et l’usine prête à moudre ses premiers grains en juillet 1901.
Les visiteurs affluent alors ventre à terre, « littéralement émerveillés ». Des quatre coins de France, les patrons de minoteries, les journalistes ou les simples curieux viennent admirer ce grand moulin aux allures de château. Derrière la villa du directeur, les pavillons du gardien et les bureaux de la société, trois hauts bâtiments encadrent une cour où vont et viennent les charrettes et les trains chargés de grains à ras bord. Ils se dirigent au fond de la cour, où se dresse le silo de l’usine. Une fois les grains déchargés, ils sont nettoyés par une batterie de machines, puis automatiquement transportés vers un deuxième bâtiment, l’entrepôt, percé d’innombrables fenêtres et décoré de murs en escalier (de « pignons à mantelures », comme disent les architectes). Au fur et à mesure des besoins, des chariots vident automatiquement l’entrepôt pour conduire les grains jusqu’au troisième bâtiment de l’usine, le moulin proprement dit. Là, dix paires de cylindres métalliques transforment le grain en farine, avant que d’autres machines ne tamisent la belle poudre blanche puis la mettent en sacs, prêts pour la livraison. Les visiteurs découvrent bouche bée ces mécanismes dignes de Jules Verne. Ce qui les étonne le plus, c’est la rareté des ouvriers : là où de petites armées travaillaient dans les minoteries à vapeur, et avant elles plus de 100 000 meuniers dans les moulins de l’Ancien Régime, les moulins électriques de Villeurbanne n’emploient qu’une vingtaine de personnes. Pourtant, ils produisent 50 à 60 tonnes de farine par jour, assez pour alimenter 500 boulangers de Lyon et de la banlieue lyonnaise, et suffisamment pour produire quotidiennement l’équivalent de 120 000 flûtes de pain. Maître Cornille est devenu une antiquité, et la fabrication de la farine un chef-d’œuvre de modernité. « C’est à ne pas le croire », conclut un journaliste au terme de sa visite.
Les grands moulins abritent aujourd'hui le pôle Pixel
Après des débuts un peu chaotiques, les moulins électriques de Villeurbanne poursuivirent leur activité tout au long du XXe siècle. Rebaptisés « Grands moulins de Strasbourg » après leur rachat par une société alsacienne, ils ne ferment leurs portes qu’en 2002.
Il fut un temps question de raser leurs beaux bâtiments mais heureusement, la Ville et le Grand Lyon se mobilisèrent pour les sauver, en logeant le pôle Pixel dans leurs murs. Les machines continuent de tourner dans ce qui est aujourd’hui l’un des plus beaux monuments de Villeurbanne… mais pour d’autres productions.
Par Alain Belmont, historien
Sources : Archives départementales du Rhône, 1 M 179. Journal Le Progrès illustré, 14/7/1901. Remerciements à D. Grard pour ses renseignements.
Repères
35 000 ans : date des plus anciennes meules à broyer
2e-1er siècles avant JC : invention du moulin à eau par les Romains
12e siècle après JC : premières mentions des moulins à vent en France
1716 : Humbert Damichon construit un moulin sur un bateau flottant sur le Rhône, vers la Feyssine
1809 : la France compte 85 000 moulins à eau et 15 000 moulins à vent
1832 : Etienne Perrin construit un moulin à eau aux Charpennes
1865 : invention en Hongrie de moulins à cylindres en fer, qui remplacent les moulins à meules de pierre
19e siècle : développement des minoteries industrielles à vapeur
1869 : première édition des Lettres de mon moulin, par Alphonse Daudet
1931 : la France ne compte plus que 14 470 moulins à eau et à vent.
Le Bon-Coin : une « silicon valley » de la Belle Epoque
Même si Villeurbanne était depuis longtemps une cité industrielle, à la veille de 1900 les quartiers du Bon-Coin et du chemin Cyprian restaient encore couverts de champs. Faute de sources et de rivières pour alimenter leurs chaudières à vapeur, les patrons du 19e siècle avaient préféré s’installer aux Charpennes et surtout en contrebas des balmes viennoises, où l’eau de la Rize et des sources abondait. L’entrée en service du barrage de Cusset changea radicalement la donne. Désormais les usines pouvaient pousser n’importe où, pourvu qu’elles soient à portée d’une ligne électrique. Les industriels se ruèrent donc sur l’eldorado du Bon-Coin, où de vastes terrains à faible prix s’offraient à eux, muant cet espace agricole en zone industrielle ultra moderne. Ainsi aux côtés des grands moulins
arrivent, entre 1913 et 1920, les usines Duchesne, spécialisées dans la fabrique de balances, ou encore, en 1916, les usines de matériel électrique Delle et leurs 1000 salariés, ancêtres de l’actuelle usine Alstom.
Canal de Jonage : pont de chemin de fer et usine hydroélectrique (©BMLyon/Fonds Sylvestre)