L'HISTOIRE - 1936 : les grèves au féminin

Au printemps 1936, pour soutenir les avancées sociales du Front Populaire, la France entame une vague de grèves sans précédent. Des grèves qui virent souvent les femmes jouer un rôle de premier plan.
©AMV/Le Rize

 

À Villeurbanne, c’est par les femmes que le mouvement a commencé. Le 9 juin 1936, les 320 ouvrières d’une usine de la petite rue de la Rize, la Société lyonnaise de cardage et filature, croisent les bras et font la grève sur le tas. Comme leurs collègues de Paris et de nombreuses villes de France, où les grèves ont commencé depuis plusieurs jours déjà, elles réclament « une augmentation des salaires de 0,50 franc horairement, des meilleures conditions d’hygiène et la reconnaissance des délégués d’usine ». À cette époque, Villeurbanne est une grande cité industrielle, travaillant principalement dans le textile mais aussi dans la construction mécanique ou l’imprimerie. Les salaires y brillent par leur modestie et les conditions de travail par leur dureté, à tel point que certains journaux n’hésitent pas à parler des "bagnes villeurbannais" pour qualifier les usines de la ville. Très nombreuses dans les ateliers, les femmes sont encore moins bien considérées que leurs collègues masculins, puisque leurs salaires atteignent péniblement 2 francs de l’heure, et tombent à seulement 1,25 franc chez les patrons les plus avares, alors que les hommes touchent 3 à 4 francs de l’heure !

Les ouvrières de la rue de la Rize remportent très vite victoire : « Après avoir occupé l’usine toute la journée, calmement mais fermement, c’est à 22 heures qu’après une longue discussion, la direction donnait entière satisfaction au personnel ». Le mouvement de grèves ne s’arrête pas pour autant. Bien au contraire, il fait tache d’huile et, en quelques jours, s’étend à toute la ville. Dès le jeudi 11 juin, l’usine Gillet, la plus grosse entreprise de Villeurbanne avec plus de 1 000 ouvrières et ouvriers, entre dans la danse. Elle est suivie par la Manufacture lyonnaise de caoutchouc, les établissements Bally, la maison Mathieu, la Teinturerie de La Doua, les soieries Henry Bertrand, la maison de soie artificielle Vaganay-et-Chardon où « les ouvrières gagnent 1,50 franc de l’heure », et ainsi de suite. Au plus fort du conflit, entre 110 et 130 usines restent portes closes. Partout, les mêmes scènes se répètent : les ouvrières et ouvriers cessent le travail, présentent leurs revendications à leurs patrons – qui les refusent quasi systématiquement –, puis occupent l’usine de jour comme de nuit. Un temps, dans certaines entreprises, les femmes sont contraintes par leurs collègues masculins de monter la garde 24 heures sur 24. Mais devant les réactions scandalisées de l’opinion publique, elles négocient le droit de quitter leurs usines à 17 heures pour pouvoir rentrer chez elles s’occuper de leurs enfants, à condition de reprendre leur poste dès le lendemain matin.

L’occupation des usines se fait dans une atmosphère bon enfant. Partout, le cœur est à la fête. Aux imprimeries Arnaud, les femmes enchaînent les farandoles ; aux teintures Pervilhac, Petit Chemin de La Doua, « on joue à la belote dans les ateliers, et aux boules dans les cours. On chante et des concerts sont donnés par un jazz[man] » ; au Fil Dynamo, ouvrières et ouvriers célèbrent « le mariage symbolique de Mlle Semaine de 40 heures et de M. Rajustement des salaires ». Alors que les patrons craignent des actes de malveillance, la discipline et la bonne humeur règnent dans tous les ateliers. On ne signale des incidents qu’aux usines Gillet et aux soieries Henry Bertrand, « où la majorité des grévistes sont des femmes décidées à résister jusqu’au bout et à maintenir l’occupation, [et où] les chefs de service ne durent de pouvoir [rentrer chez eux] qu’aux efforts du commissaire de police ».

Le ravitaillement des grévistes est assuré en partie par les femmes, qui cuisinent en soirée les plats qu’elles apportent le lendemain à l’usine. Il est aussi effectué par la municipalité communiste, solidaire des ouvriers en lutte : près des Gratte-Ciel, un restaurant populaire financé par la Ville prépare des repas, qui sont ensuite livrés par les camions de la mairie dans les usines occupées. Du 9 juin au 9 juillet 1936, la ville distribue ainsi 170 000 repas dans 130 entreprises ! Les quêtes organisées un peu partout procurent quant à elles une aide financière dont les ménages ouvriers ont bien besoin pour faire face aux pertes de salaire.

Après un mois de conflit, les grévistes obtiennent enfin satisfaction. En plus de la semaine de 40 heures et des 15 jours de congés payés, ils gagnent le droit d’élire des représentants du personnel dans toutes les entreprises, la liberté syndicale, et des augmentations de salaire assez conséquentes. Enfin, tout dépend du sexe… Alors même que le « rajustement du salaire féminin » fut parfois au cœur du conflit, comme chez Durand-Petit, dans l’industrie textile le salaire minimum des hommes est porté à 4 francs de l’heure et celui des femmes à 3,25 francs. Soit 25 centimes de moins qu’un jeune homme de 17 ans, sans expérience professionnelle…

Repères :

1935-1939 : le communiste Camille Joly est maire de Villeurbanne
26 avril 1936 : le communiste Georges Lévy est élu député de Villeurbanne
3 mai 1936 : victoire du Front Populaire aux élections législatives
14 mai 1936 : premières grèves en région parisienne
2 juin 1936 : première grève à Lyon, dans une usine de la route d’Heyrieux
4 juin 1936 : Léon Blum est nommé président du Conseil (premier ministre)
5 juin 1936 : pour la première fois dans l’histoire de la République, trois femmes entrent au gouvernement, dont Irène Joliot-Curie
8 juin 1936 : accords de Matignon en faveur des salariés (liberté syndicale, augmentations de salaires, etc.)
20 juin 1936 : le gouvernement fait voter deux semaines de congés payés pour les salariés
21 juin 1936 : le gouvernement fait voter la semaine de 40 heures
10 avril 1938 : le radical Édouard Daladier succède à Léon Blum. Fin du Front Populaire.

La manifestation du 14 juin

Le dimanche 14 juin 1936, à l’appel des organisations syndicales et des partis de gauche, les Villeurbannais défilent dans les rues de la ville pour soutenir les grévistes et fêter la victoire du Front Populaire. Parti des Gratte-Ciel, leur cortège emprunte l’avenue Henri-Barbusse, le cours Émile-Zola, la rue Flachet puis le cours Tolstoï et enfin le cours de la République, avant de revenir à son point de départ. Hommes et femmes défilent sans distinction, sous une forêt de banderoles et de drapeaux rouges, tandis qu’un « puissant pick-up lance tour à tour les chants révolutionnaires et les airs à la mode ». Comme dans les usines occupées, l’ambiance est bon enfant. La foule chante, rit, apprécie le soleil de cette belle journée, tout en saluant du poing fermé les ouvriers en grève, juchés sur les toits des ateliers pour voir leurs camarades passer. Leur « lutte pour le pain, la paix, la liberté » se terminera par la victoire, tous en sont convaincus. Ce défilé du 14 juin réunit 4 000 manifestants d’après la police, 10 000 d’après les organisateurs, ce qui en fit l’une des plus importantes de France.

Alain Belmont, historien

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1936 : les grèves au féminin

Sources : Archives municipales (Le Rize) : journaux Lyon Républicain, La Voix du Peuple, Le Nouvelliste, Le Salut Public, juin-juillet 1936 ; Bulletin municipal, juillet-Août 1936 ; 2 D 34 ; 7 F 16. Archives du Rhône, 4 M 236.

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