L'HISTOIRE - Guerre d'Espagne : "Villeurbanne a du cœur !"
1 juillet 2016
La guerre d’Espagne surprend les Français en plein été 1936. Pendant qu’ils profitent, pour la première fois de leur vie, des vacances que le Front Populaire vient de leur accorder, les troupes du général Franco entrent en rébellion contre le gouvernement de gauche du Frente Popular. Très vite, la lutte devient inégale. L’Allemagne et l’Italie, alors dirigées par Hitler et par Mussolini, livrent sans vergogne des troupes, des canons, des tanks et des avions aux franquistes, ce qui leur donne une supériorité militaire écrasante. Les bombes pleuvent sur les villes républicaines, sur Madrid d’abord et, plus tard, sur Barcelone, sur Valence et, bien sûr, Guernica, provoquant le massacre rendu célèbre par Picasso.
À Villeurbanne, ville ouvrière, ville communiste aussi depuis que les élections municipales de 1935 ont porté l’équipe de Camille Joly au pouvoir, la réaction ne se fait pas attendre. Puisque le gouvernement français n’intervient pas pour aider la «république sœur» du Frente Popular, l’on enverra en Espagne des hommes pour se battre, et autant de secours que l’on pourra à la population civile. Notre ville devient ainsi l’un des principaux centres de recrutement des Brigades Internationales (voir Viva de juillet 2013). Elle multiplie aussi les meetings pour mobiliser les habitants. Le 2 septembre 1936, «plus de 500 travailleurs du quartier Cyprian» se rassemblent au Régence-Cinéma ; deux jours plus tard, le 4 septembre, ils sont au moins 2 000 à se masser dans le Palais du travail et sur la place de la mairie tandis que, le 17 septembre, 7 000 à 8 000 personnes écoutent au Palais d’hiver le discours de Gabriel Péri, l’un des chefs de file du Parti communiste, et vice-président de la commission des Affaires étrangères à la Chambre des députés.
Les paroles se traduisent immédiatement en actes. De l’autre côté des Pyrénées, ils avaient froid, ils avaient faim, manquaient de tout, n’avaient plus rien… Dans toute la ville, les militants, les membres d’associations caritatives, les élus de la municipalité et les simples citoyens, apportent qui de l’argent, qui des vêtements, des couvertures, des médicaments ou des vivres – chocolat, lait en conserve, tabac, pommes de terre… On quête dans les usines, à la porte des maisons, et jusqu’au Palais du travail, où une permanence reçoit tous les jours les dons. «De maisons en maisons, raconte un quêteur, d’étages en étages, les gens chez qui nous frappions nous ouvraient prudemment d’abord puis, lorsque nous disions "C’est pour les petits enfants d’Espagne", alors nous avons vu de braves femmes courir à leur armoire, chercher des petits vêtements de laine trop étroits pour leurs enfants et qui, là-bas, sauveront peut-être de la mort par le froid, d’autres bambins». Tous ces dons sont chargés sur des camions qui se rendent le plus vite possible en Espagne : l’un d’eux part ainsi le 26 août 1937 avec deux tonnes de vivres collectées dans nos quartiers.
À partir du printemps 1937, tandis que la situation des Républicains espagnols se dégrade de plus en plus, les Villeurbannais commencent à accueillir des femmes et des enfants fuyant les combats et les bombardements. Les premiers réfugiés proviennent du Pays Basque et sont pris en charge par le "Comité pour Bilbao", créé par le député de Villeurbanne, Georges Lévy. Fin 1937, 56 enfants sont ainsi «entretenus depuis 7 mois, dont la santé physique et l’esprit font l’admiration de tous». Pour eux, on organise des fêtes au théâtre du Palais du travail, comme celle du 20 novembre 1937 ou celle du 15 janvier 1938, qui «fait rire aux éclats petits et grands, leur faisant oublier les dangers que courent leurs parents sur les fronts républicains, ainsi que leurs propres souffrances endurées en terre espagnole». Puis au fil du temps, le flot des réfugiés augmente et se mue en exode. Au début de 1939, alors que la victoire de Franco s’annonce inéluctable, les Espagnols affluent par trains entiers dans les gares de Lyon : 3 000 le 30 janvier 1939, plus de 7 000 le 1er février. Une fois de plus, les Villeurbannais se pressent pour leur venir en aide. «Villeurbanne a du cœur», titrent les journaux. La municipalité et les associations caritatives comme le Secours populaire ou le Comité mondial des femmes, apportent des vivres et des vêtements en quantité, tandis que les docteurs Barange et Vansteenberghe, deux futurs Résistants, «se prodiguent pour consoler, panser, soulager cette grande misère physique et par leurs soins touchants, rehausser un peu le moral de ces malheureux roulant vers l’inconnu». D’abord dirigés vers des camps, les réfugiés se dispersent peu à peu à travers la France, notamment à Villeurbanne où le maire Camille Joly se déclare prêt à les accueillir dès le 25 janvier 1939, et où ils trouvent souvent abri dans des logements de fortune. Notre ville devint pour eux leur nouvelle patrie.
Repères :
Janvier 1933 : Adolf Hitler est nommé chancelier d’Allemagne
Février 1936 : victoire du Frente Popular aux élections législatives espagnoles
Mai 1936 à avril 1938 : en France, gouvernement du Front Populaire
17 juillet 1936 : début de la guerre d’Espagne
Juillet-août 1936 : Hitler commence à envoyer en Espagne les milliers d’hommes, les chars, les canons et les avions de la légion Condor
1936-1939 : Mussolini envoie près de 50 000 hommes, 700 avions et 950 chars combattre aux côtés de Franco
Été 1936 : les gouvernements français et britannique décident de ne pas intervenir en Espagne
Octobre 1936 : naissance des Brigades Internationales, destinées à aider les troupes républicaines
Novembre 1936 : bombardements de Madrid
26 avril 1937 : bombardement allemand sur Guernica
Mars 1938 : bombardements italiens sur Barcelone
Mars 1939 : chute de Madrid, victoire de Franco
Avril 1939 : fin de la guerre d’Espagne
3 septembre 1939 : début de la Seconde Guerre mondiale
Les camps de la honte
La retirada : c’est ainsi que les Espagnols appelèrent la retraite qui mena près de 500 000 d’entre eux à franchir la frontière française durant l’hiver 1939, à la fin de la guerre civile. Face à cet exode massif, le gouvernement français s’avéra totalement dépassé. Aussi les réfugiés furent-ils regroupés dans des camps, aménagés ici dans une ancienne prison, comme à Trévoux (Ain), là dans une usine désaffectée, comme à Arandon (Isère), ailleurs dans des grands bâtiments publics, comme le pavillon de la foire de Grenoble, et dans le pire des cas sur une plage, comme à Argelès (Pyrénées-Orientales), où près de 90 000 personnes s’entassèrent dans des baraquements construits à la va-vite, quand ils ne vécurent pas à même le sable… Gardés par des militaires et cernés de barbelés, ces lieux d’hébergement se transformèrent vite en "camps de concentration" (sic), où la mortalité fut particulièrement élevée : après quelques semaines, le camp de Grenoble comptait déjà 35 morts sur les 2 000 personnes hébergées. Dès le début de 1939, des voix s’élevèrent pour dénoncer les conditions de vie épouvantables des réfugiés espagnols. Leur situation ne s’améliora que progressivement, les plus chanceux pouvant rejoindre les membres de leur famille implantés en France de longue date, ou réussissant à trouver un gîte et un emploi dans une quelconque localité. Les plus malchanceux eux, notamment d’anciens soldats des troupes républicaines, passèrent directement des camps de la Retirada aux camps du régime de Vichy, puis aux camps de concentration nazis.
Par Alain Belmont, historien
Sources : Archives de Villeurbanne (le Rize), 3 C 67 et 88 (journaux La Voix du Peuple et Lyon Républicain, 1936-1939), 4 C 603, 1 D 280 (délibération du 25/1/1939). Archives du Rhône, 4 M 236.
Photo de fond : La ville de Guernica, en 1937, après le bombardement par la légion Condor allemande.