L'HISTOIRE

En 1936, durant la guerre d'Espagne, plusieurs Villeurbannais dont des élus de la municipalité, fabriquèrent clandestinement des armes destinées à la république du Frente Popular.
Combattantes en 1936 - ©DR

Certaines nuits, on entendait leurs moteurs ronfler dans le ciel de la vallée du Rhône. Les avions nazis traversaient la France pour rejoindre le front espagnol. À Villeurbanne, ces convois de la mort scandalisaient les partisans de la paix. Comment le gouvernement du Front Populaire pouvait-il rester inactif face à cette injustice ? Pendant qu’Hitler et Mussolini déployaient leur arsenal de guerre aux côtés du général Franco, entré en rébellion contre la république du Frente Popular, la France et l’Angleterre, par peur que le conflit ne s’étende à l’Europe entière, bloquaient les frontières de l’Espagne et empêchaient son gouvernement légitime de s’approvisionner en armes et en munitions. Partout dans notre pays, des voix s’élevaient pour réclamer des canons et des avions pour « la république sœur ».

Barricades à Barcelone en juillet 1936 - ©DR

Adjoint au maire de Villeurbanne et militant communiste, Gervais Bussière comptait parmi les hommes révoltés par cette situation. Dès le 8 août 1936, soit trois semaines après le début de la guerre d’Espagne, il signe dans le journal La Voix du Peuple un éditorial appelant les démocraties occidentales à intervenir contre Franco ; « L’enjeu de la guerre civile, écrit-il avec une lucidité remarquable, n’est pas seulement la liberté ou l’esclavage de l’Espagne, mais aussi la Paix du Monde ». Il prend également la parole dans une foule de meetings destinés à faire pression sur le gouvernement. Il est de toutes les réunions et de tous les mouvements, devient secrétaire du Comité d’entraide au peuple espagnol, et se déplace même pendant deux semaines de l’autre côté des Pyrénées, en décembre 1936, pour se rendre compte par lui-même de l’atrocité du conflit. Mais son engagement, déjà, va bien au-delà des mots…

Carte guerre civile espagnole en août/septembre 1936

Dimanche 26 octobre 1936. Le sujet fait la "une" des journaux : la police lyonnaise vient de découvrir à Vaise un important stock de grenades défensives "F1" et de grenades incendiaires chez un artisan et militant communiste, André Christophe. Après plusieurs jours d’interrogatoires, Christophe livre le nom de ses complices : il a passé commande des pièces nécessaires aux grenades auprès de plusieurs industriels de la région lyonnaise. Dans le lot des personnes désignées apparaît « un petit décolleteur de Villeurbanne, un nommé Peterman », qui fabriquait les percuteurs, et surtout le nom de Gervais Bussière. Mis devant le fait accompli, Bussière avoue une partie de l’affaire : « Un inconnu était venu récemment me voir dans les ateliers que je dirige à Villeurbanne [au 22, Grande rue des Charpennes] et dans lesquels je fabrique des sommiers métalliques. Celui-ci me proposa de monter des grenades, ce que j’acceptai de faire, étant donné que les machines que je possède dans mes ateliers sont tout à fait adéquates à ce montage ». Mais après en avoir assemblé une cinquantaine, Bussière aurait craint que ces armes soient destinées à un parti d’extrême droite et aurait cessé d’en fabriquer… Interrogé par la police le 29 octobre, l’adjoint au maire de Villeurbanne est déféré devant le juge d’instruction, qui ne croit pas à son histoire et le fait incarcérer à la prison Saint-Paul, le 8 novembre 1936. Puis très vite les arrestations se succèdent, notamment à la mairie de Villeurbanne où les conseillers municipaux Marcel Laufer et Louis Courbet sont aussi mis en cause. L’affaire prend une tournure politique. La presse d’opposition se déchaîne contre les inculpés, traitant Bussière « d’homme à la grenade entre les dents », et voyant dans la mairie des Gratte-Ciel le quartier général de dangereux guérilleros… En réaction, la municipalité villeurbannaise et le Parti communiste organisent, le 10 novembre, une grande manifestation réunissant plusieurs milliers de personnes devant le Palais du travail, pour exiger la libération de Bussière.

Affiche "Evacuad Madrid" que l'on trouve au Rize. - ©AMV/Le Rize

Après 15 jours de prison, Gervais Bussière est libéré mais reste inculpé de fabrication illégale d’armes. L’enquête dure plusieurs mois et fait ressortir l’ampleur de l’opération : loin d’une entreprise artisanale effectuée en fond de cour, de manière amateur, "l’affaire des grenades" implique une vingtaine d’industriels et porte sur des quantités impressionnantes : entre 100 000 et 200 000 grenades auraient été commandées, dont environ 30 000 furent effectivement fabriquées et expédiées par camions à Marseille, d’où elles partirent pour une destination inconnue. Ce n’est qu’au moment du procès, en novembre 1937, que Gervais Bussière avoue leur but final, Barcelone. « J’ai fabriqué des grenades pour l’Espagne républicaine, déclare-t-il haut et fort, et j’ai conscience d’avoir fait mon devoir ». La justice se montra relativement clémente, en condamnant Courbet à un an de prison ferme, et Bussière et Laufer à six mois de prison avec sursis. Ils avaient agi pour de nobles idéaux, les juges l’avaient bien compris. Deux ans plus tard, en 1939, Franco écrasait les républicains espagnols, privant la France d’un allié qui lui aurait été certainement précieux lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata.

Repères :

Janvier 1933 : Adolf Hitler est nommé chancelier d’Allemagne
Mai 1935 : le communiste Camille Joly est élu maire de Villeurbanne
Février 1936 : victoire du Frente Popular aux élections législatives espagnoles
Mai 1936 à avril 1938 : en France, gouvernement du Front Populaire
17 juillet 1936 : début de la guerre d’Espagne
Juillet-août 1936 : Hitler commence à envoyer en Espagne les milliers d’hommes, les chars, les canons et les avions de la légion Condor
1936-1939 : Mussolini envoie près de 50 000 hommes, 700 avions et 950 chars combattre aux côtés de Franco
Été 1936 : les gouvernements français et britannique décident de ne pas intervenir en Espagne
Octobre 1936 : naissance des Brigades Internationales, destinées à aider les troupes républicaines
26 avril 1937 : bombardement nazi sur Guernica
Mars 1938 : bombardements italiens sur Barcelone
Mars 1939 : chute de Madrid, victoire de Franco
Avril 1939 : fin de la guerre d’Espagne
1939 : « La Retirada ». Plus de 400 000 Espagnols se réfugient en France
3 septembre 1939 : début de la Seconde Guerre mondiale

 

Gervais Bussière, des Gratte-Ciel à la déportation

L'affaire des grenades n'interrompt pas l'activité militante de l'adjoint au maire de Villeurbanne. En tant que secrétaire du Comité d'entraide au Peuple Espagnol, il prend une part active à l'envoi de secours matériels en Espagne, et au soutien des familles de Villeurbannais partis combattre aux côtés des Républicains (voir Viva de juillet 2013). Le 5 septembre 1939, après que le gouvernement a interdit le Parti communiste français et ordonné la dissolution de ses municipalités, il perd son siège d'adjoint. Arrive l'occupation, qui voit Gervais Bussière s'engager dans la Résistance. L'homme reste fidèle à ses convictions, et les traduit en actions. À une date que nous ignorons, il quitte la région lyonnaise et rejoint l'ouest de la France. Arrêté par la Gestapo à Angoulême le 25 février 1944, il est transféré au camp de Compiègne puis déporté le 4 juin 1944. On ne le revit plus jamais. Le 26 avril 1946, «en vue de conserver le souvenir et d'honorer la mémoire des Martyrs et des morts de la Libération», le Conseil municipal décide de donner «à la rue de l'Egalité, le nom de notre camarade Gervais Bussière (...) déporté en Allemagne d'où il n'est pas revenu».

Portrait de Gervais Bussière, photographié en décembre 1936. - ©AMV/Le Rize

Par Alain Belmont, historien. 

Sources : Archives de Villeurbanne (Le Rize), 1 D 283 ; 3 C 67 et 3 C 88, journaux La Voix du Peuple et Lyon-Républicain, 1936-1937.

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