Les Italiens de Villeurbanne et la fête de la San Rocco

Le dimanche 19 août 1934, vers 16 heures, les alentours de l’église de la Sainte-Famille sont noirs de monde. Plusieurs milliers d’Italiens sont venus de toute l’agglomération, mais aussi de Givors ou Rive-de-Gier, pour assister à la procession annuelle consacrée à Saint Roch organisée ce jour-là.
Les Italiens de Villeurbanne et la fête de la San Rocco

Les portes de l’église s’ouvrent et la statue du Saint, portée par huit hommes, se fraie un chemin au milieu de la foule pour parcourir quelques centaines de mètres autour du lieu de culte, accompagnée, cette année-là, de l’harmonie musicale Cardinal Cagliero venue de Turin pour l’occasion.

Cette procession constitue le moment fort d’une fête religieuse qui a commencé le 16 août, jour de la Saint-Roch, qui a vu se succéder messes en français et en italien, fête de bienfaisance, concert réalisé par la banda musicale italiana de Lyon, feu d’artifice, et qui se prolonge aussi, dans les rues alentour, en une fête foraine aux couleurs méridionales où l’on peut se régaler de tranches de pastèque ou de graines de lupin.

L’église de la Sainte-Famille, qui n’a pourtant ouvert ses portes aux fidèles qu’en 1927, est déjà devenue, aux yeux de beaucoup, « l’église des Italiens ». Il faut dire que la population transalpine de Villeurbanne s’est accrue de manière brutale après la Première Guerre mondiale. À la veille du conflit, la commune comptait à peine plus d’un millier d’Italiens. Mais, en 1926, on en recense déjà 5 500, soit 8,6 % de la population de la commune et ce chiffre continue à croître jusqu’en 1931. À cette date, environ un Villeurbannais sur neuf est originaire d’outremonts.

 

 

Nouvelle génération

Si les Piémontais sont encore très nombreux au sein de cette population, une part de plus en plus importante est originaire de la Province de Frosinone, une zone de moyenne montagne, appelée aussi la Ciocciaria, située entre Rome et Naples. Ses villages hauts perchés, implantés dans une région très pauvre où l’industrie est quasi inexistante, n’ont pu retenir une partie de leurs habitants qui ont dû s’expatrier, par milliers, en Argentine, aux États-Unis ou en France. Beaucoup rejoignent la région lyonnaise, en particulier après le violent tremblement de terre qu’a connu la région en 1915. En 1926, on recense, par exemple, à Villeurbanne, 550 habitants venus du seul village de Roccasecca. D’autres viennent, en grand nombre, de Castrocielo, d’Isola del Liri, ou de Cervaro : des pans entiers de certains bourgs de la Ciocciaria semblent s’être déplacés brutalement à Villeurbanne après-guerre.

 

Une nouvelle génération d’immigrants italiens, constituée d’hommes et de femmes souvent jeunes et arrivés à quelques années d’écart pour travailler dans les usines et sur les chantiers de la ville, s’implante donc à Villeurbanne dès le début des années 1920. Et, comme avant-guerre, nombre d’entre eux tendent à se regrouper dans le quartier de Croix-Luizet qui prend progressivement une forte coloration italienne : certaines rues sont rapidement peuplées en majorité de Transalpins, telle la rue des Poulettes (actuelle rue Alexis-Perroncel) qui compte 221 Italiens sur un total de 405 habitants dès 1921. Des épiceries, des cafés, des charcuteries, des jeux de boules italiens marquent cet espace. Ils permettent à des communautés familiales et villageoises de préserver leurs modes de vie malgré des conditions de vie très précaires qui s’aggravent encore avec l’arrivée de la crise économique. À partir de 1931, d'importants employeurs de main-d’œuvre italienne, telle l’entreprise textile Villard, installée à Croix-Luizet depuis 1906, sont contraints de fermer leur porte et le chômage sévit, obligeant certains Italiens à reprendre le chemin de leur pays d’origine.

 

Ces difficultés économiques croissantes et les poussées de xénophobie qu’elles produisent, expliquent certainement le fort succès rencontré, au sein de la population italienne, par la fête de la Saint-Roch qui naît justement en 1929 et est organisée par des ouvriers de Croix-Luizet réunis au sein d’un comitato San Rocco.

 

 

Cette fête devient d’ailleurs l’un des marqueurs forts de la présence transalpine à Croix-Luizet et, plus généralement, à Villeurbanne. Elle n’est pourtant pas exempte d’ambiguïté car elle est née à l’initiative de la Mission catholique italienne de Lyon qui a vu le jour après les accords de Latran signés entre le Pape et Mussolini. Chargée d’apporter une aide matérielle et spirituelle aux immigrés de l’agglomération, la Mission se met aussi, au cours des années 1930, à favoriser, auprès d’eux, la diffusion des idées du régime fasciste. D’où l’hostilité qu’elle rencontre au sein d’une partie de la diaspora italienne de Villeurbanne qui compte aussi un certain nombre de réfugiés politiques ayant fui le fascisme. L’immigration italienne de Villeurbanne a vécu au rythme de certaines fêtes nées au sein de cette diaspora mais aussi au rythme des oppositions entre fascistes et antifascistes.

 

Les deux Saint-Roch de l’église de la Sainte-Famille

L’artiste lyonnais Georges Salendre a été sollicité, au moment de la construction de l’église de la Sainte-Famille, pour réaliser une statue de Saint Roch destinée à rejoindre le futur édifice religieux de Croix-Luizet. Encore visible aujourd’hui, l’œuvre d’art, sculptée dans un bloc de pierre massif, est fidèle aux tendances artistiques de son époque et offre une représentation stylisée du saint. Mais, quand le comitato San Rocco se constitue, les Italiens qui en font partie jugent cette statue trop peu réaliste (et certainement trop peu maniable pour la mener en procession). Aussi, très rapidement, ils font venir de Rome une statue plus conforme à l’image qu’ils se font du saint. Cette statue de plâtre a trôné, pendant plusieurs décennies, à côté de celle de Salendre. Mais elle n’est malheureusement pas parvenue jusqu’à nous.

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