Les Villeurbannaises en première ligne

La Première Guerre mondiale ne fut pas qu'une histoire d'hommes.
À l'arrière, les femmes se retrouvèrent en prise directe avec le conflit.
Les Villeurbannaises en première ligne

Le déclenchement de la guerre, en août 1914, entraîne un choc majeur pour les Villeurbannaises. Du jour au lendemain, le départ des hommes pour le front provoque l’arrêt de l’économie : les usines ferment leurs portes, les commerces baissent leurs rideaux, et les transports en commun tournent au ralenti. Même si à Villeurbanne, ville ouvrière par excellence, le travail des femmes était plus répandu qu’ailleurs, la disparition du salaire du mari les met dans une gêne financière immédiate ; quant aux femmes au foyer, elles se trouvent réduites à la misère. Madame Danancher, qui tient un petit comptoir de fruits et légumes rue d’Alsace, se ronge les sangs et écrit à la mairie : « Depuis le 5 [août 1914] que mon mari est parti, je voudrais le fermer jusqu’à ce que mon mari rentre car je n’ai aucun argent pour pouvoir acheter de la marchandise. Comment faut-il faire pour le rouvrir quand mon mari rentrera, et pour aider à élever nos trois enfants ? ». La municipalité réagit immédiatement en organisant des soupes populaires dans les différents quartiers de la ville, tandis que l’État met en place le versement d’une pension aux épouses de mobilisés, soit 1,25 franc par jour, une somme insuffisante pour nourrir une famille.

 

Les femmes à la manœuvre

Pour assurer leur survie, les femmes n’ont donc pas d’autre choix que de travailler. Le pays a de toute façon impérativement besoin d’elles pour remplacer les hommes. Peu à peu, l’économie redémarre, mais pour la première fois dans l’histoire de la France, en version féminine. Désormais, derrière les charrues, les machines, les comptoirs, les bureaux, les manettes des tramways, l’on trouve des femmes à la manœuvre. Ainsi Madame Chardon, dont le mari sera tué au front, prend en charge la ferme familiale du chemin des Buers – avec apparemment beaucoup de difficulté, puisqu’elle n’arrive pas à nourrir son cheval durant les mois d’hiver. Dans les usines, les ouvrières villeurbannaises se comptent par milliers. C’est vrai dans les teintureries Gillet, dans les manufactures de vêtements Soubrillard, Mazat et Bayard, les fabriques de chaussures Camsat et Richoud, les dorures Mathieu, les filatures Villard, etc. À la SALT, une usine de velours implantée rue du 4-Août, elles supplantent largement leurs collègues masculins : sur 300 employés, l’on compte 50 ouvriers et 250 ouvrières. Les photos vieilles d’un siècle les montrent encore au milieu de montagnes d’obus, participant aux côtés des hommes à la fabrication des engins de mort. Dans le nombre figure la jeune Bernadette Desme : à peine âgée de 18 ans, réfugiée d’un village du Nord, elle quitte chaque matin son logement des Charpennes pour rejoindre l’usine «de l’exposition», l’actuelle Grande halle de Gerland, où travaille une armée de «munitionnettes».

Ces femmes élaborent également les uniformes et l’équipement des Poilus. À Villeurbanne, pour fournir des emplois aux épouses et aux veuves de mobilisés, la municipalité crée en juin 1915 un «ouvroir municipal» dédié à cette activité. Basé dans deux classes du groupe scolaire Émile-Zola, l’ouvroir fait fabriquer à domicile des trousses, musettes, poches à cartouches, couvre-casques et, surtout, des vestes et des pantalons d’uniformes. En 1916, il emploie ainsi 314 ouvrières, payées 2,20 francs par jour, soit largement plus que les 75 centimes que touchent ordinairement les ouvrières à faible qualification. Mais cette somme est amplement méritée car ces femmes travaillent jusqu’à l’épuisement, et dans des conditions que l’on n’ose imaginer : en décembre 1916, elles peinent à honorer les commandes de l’armée « en raison des froids empêchant le séchage des effets d’habillement revenant du front» – en clair, le sang et la boue imprégnaient les uniformes des soldats morts au combat, que l’on récupérait pour les nouvelles recrues…

Quant aux Poilus malades ou blessés, qui s’en occupe ? Des femmes, évidemment. Pendant la durée du conflit, Villeurbanne abrite plusieurs hôpitaux militaires, dont celui de la rue Faÿs. Ses archives listent des bataillons de blouses blanches issues de toute la région Rhône-Alpes : Valentine Anselmet, une infirmière venue de Bonneval (73), recrutée le 4 avril 1917 pour 40 francs par mois, nourrie, logée, blanchie et chauffée à l’hôpital ; Eudoxie Besson, de Quet-en-Beaumont (38), entrée le 15 février 1915 ; Agathe Mattendy, une Villeurbannaise, embauchée comme repasseuse jusqu’en 1916 – et ainsi de suite, sur des pages et des pages. Au total, l’hôpital Faÿs embauche durant la guerre 114 femmes, dont 92 infirmières. Sans elles, et sans toutes leurs consœurs mobilisées à l’arrière, les Poilus n’auraient jamais pu combattre, ni parvenir à la victoire. Pourtant, combien de communes en France leur ont élevé de monuments ?

Par Alain Belmont, historien.

 

Sources : Archives du Rhône, 10 M 444 et 449, 2 Mi 107 R1. Archives municipales de Villeurbanne (Le Rize), 1 D 2, 1 D 274, 2 D 15, 2 D 163, 16 Z 1 et 16 à 20.

 

Les illusions déçues

Conscientes du rôle fondamental qu’elles jouèrent durant la Première Guerre mondiale, les femmes attendaient un minimum de reconnaissance de la Nation, ne serait-ce que l’égalité salariale, leur émancipation ou encore le droit de voter, toutes choses dont elles étaient privées. Ne voyant rien venir, elles provoquent des grèves sévères en juin 1917 puis en juin 1919, pour obtenir des augmentations de salaires. Sans grands succès. L'émancipation, elle, reste un vœu pieux. Si certaines épouses profitent de l’absence de leur mari pour quitter le foyer conjugal, les femmes voient leur rôle oublié sitôt l’Armistice signé – y compris à Villeurbanne, où le personnel de l’hôpital Faÿs « engagé pour la durée de la guerre » est licencié dès le 23 novembre 1918 ! Quant au droit de vote, réclamé à cor et à cri par les "suffragettes", et demandé par le Conseil municipal de notre ville dès 1912 et à nouveau en 1922, il ne fut accordé aux femmes… qu’en 1944.

 

Repères        

  • 1908-1922 : Jules Grandclément, maire de Villeurbanne         
  • 1911 : Villeurbanne compte 42 526 habitants         
  • 2 août 1914 : mobilisation générale en France. Plus de 8 millions d’hommes partiront combattre   
  • 3 août 1914 : début de la Première Guerre mondiale      
  • été 1914 : le maire de Villeurbanne est mobilisé comme médecin militaire         
  • février-décembre 1916 : bataille de Verdun 
  • février 1917 : révolution en Russie. Abdication du tsar      
  • avril 1917 : entrée en guerre des États-Unis           
  • avril-juin 1917 : mutineries dans l’armée française         
  • 11 novembre 1918 : Armistice mettant fin à la Première Guerre mondiale

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