Mai 68 à Villeurbanne
16 mai 2018Le campus de la Doua, situé alors aux marges de la ville, est né seulement onze ans plus tôt, mais il regroupe déjà quelque 11 000 étudiants répartis entre l’Insa, la faculté des sciences et les premiers cycles de lettres et droit. La Doua n’est pas seulement un lieu d’étude, contrairement aux facultés des quais, c’est aussi un lieu de vie retiré du centre-ville où de jeunes étudiants expérimentent de nouvelles formes d’existence collective. Ce n’est donc pas un hasard si la mobilisation, partie du campus de Nanterre, trouve un écho particulièrement fort dans cet espace, notamment après le 3 mai qui est marqué par la fermeture de la Sorbonne, et les premières émeutes au quartier latin.
Un mai étudiant et lycéen
À l’Insa, les 4 et 5 mai, des étudiants multiplient les interventions en amphithéâtre pour dénoncer la répression policière et, le 5 mai au soir, lors d’une assemblée générale regroupant une foule nombreuse, la grève est votée, pour le lendemain, à une très large majorité. Dans le même temps, des blocages de cours touchent la faculté des sciences et les premières années de droit et lettres.
Dès le 6 mars, 80 % des étudiants de l’Insa et de sciences sont en grève et de nombreux cours de lettres ont été supprimés. Dans les locaux occupés, des commissions se multiplient pour débattre du rôle des cadres dans la société capitaliste, réclamer une « université critique », ou réfléchir aux formes de soutien aux luttes ouvrières. Le 7 mai, la première manifestation lyonnaise de mai 1968 quitte la Doua pour rejoindre le centre de Lyon. Un cortège important défile au rythme des slogans « Libérez nos camarades » ou « Non à l’université de la bourgeoisie ».
Dans les jours qui suivent, le mouvement prend de l’ampleur et la faculté des lettres est occupée à son tour. Le centre de gravité de la mobilisation étudiante se déplace alors sur les quais. Mais, contrairement à Nanterre, le campus de la Doua n’a pas été fermé et de nombreuses commissions continuent à y fonctionner, tout au long du mois de mai, pour réfléchir à la démocratisation de l’université et à son rôle dans la société.
De même, la mobilisation touche rapidement les lycéens. Eux aussi, se mettent en grève et partent en cortèges, souvent spontanés, comme le 16 mai où 300 jeunes quittent le lycée Marie-Curie pour rejoindre le lycée Frédéric-Faÿs afin d’inciter leurs camarades à rejoindre le mouvement. La mobilisation lycéenne est particulièrement forte au lycée Brossolette, établissement qui a ouvert ses portes en 1965 et qui est le seul lycée mixte de la région lyonnaise. Un Comité d’action lycéen très actif y voit le jour et tisse des liens avec les militants étudiants.
Un mai ouvrier
Les organisations ouvrières ont peu à peu soutenu le mouvement étudiant et, le 13 mai, elles organisent une grève générale nationale qui donne lieu, à Lyon, à une immense manifestation qui marque une accélération du mouvement. Dans les jours qui suivent, les premières grèves avec occupation touchent l’agglomération. L’une des premières usines touchées est Richard-Continental, qui regroupe 1700 salariés à Villeurbanne et qui entre dans le mouvement à peu près en même temps que la Rhodiaceta à Vaise et Rhône-Poulenc à Saint-Fons. D’autres usines suivent bientôt l’exemple : la Sigma, Gendron, Delle, Norev, Gallet & Cie, etc. La production industrielle cesse peu à peu à Villeurbanne, en même temps que le reste de l’activité puisque les PTT, la SNCF, les chauffeurs de bus, les éboueurs… cessent eux aussi le travail.
Les accords de Grenelle, signés le 27 mai, auraient pu mettre fin au mouvement. Mais ils offrent essentiellement des hausses de salaire. Ils sont donc jugés insuffisants par beaucoup d’ouvriers qui demandent aussi de nouvelles relations de travail et de nouveaux droits dans l’entreprise. Le mouvement d’occupation s’est donc souvent installé dans la durée et, à la mi-juin, 6 500 travailleurs sont encore en grève dans les usines de Villeurbanne. Pour tenir, les ouvriers organisent des collectes dans les rues de la ville et font des appels aux dons qui sont centralisées au Palais du travail. Il faut aussi occuper des journées qui ne sont plus rythmées par l’usine : des matchs de volley ou des concours de boules sont organisés, de même que des concerts ou des spectacles plus ou moins improvisés. Des tours de garde sont aussi mis en place pour protéger les entreprises contre une intervention policière ou des provocations de l’extrême droite.
Dans les plus grandes entreprises, il faut attendre la seconde quinzaine de juin, pour que le travail reprenne. C’est le cas chez Delle-Alsthom où la reprise est votée en assemblée générale le 17 juin. Landis-Gendron, Fibre & Mica ou la Sigma reprennent à la même époque, après un long mois de grève.
Un mai culturel
Le coup de tonnerre de mai 1968 a aussi ébranlé une partie du milieu culturel qui s’est interrogé sur ses pratiques. L’un des moments forts de cette réflexion s’est déroulé au Théâtre de la Cité de Villeurbanne, dirigé par Roger Planchon, qui accueille, du 21 mai au 11 juin, une trentaine de directeurs de centres dramatiques et de maisons de la Culture, tels Ariane Mnouchkine, Patrice Chéreau ou Francis Jeanson, pour des “ États généraux de la culture ”. De ces longs échanges naît le Manifeste de Villeurbanne, adopté le 24 mai. Ce texte revendicatif constitue une critique sans appel de la démocratisation culturelle mise en place par Malraux qui a oublié certaines catégories de la population, le “ non-public ” qui est exclu de la production artistique qu’il faut donc repenser en profondeur.
La population de Villeurbanne a vécu intensément le mouvement de mai 1968. La mobilisation s’est, peu à peu, désagrégée au cours du mois de juin, mais son retentissement a été durable, aussi bien dans les entreprises que sur un campus comme la Doua où l’enseignement et les relations hiérarchiques ont évolué profondément dans les années qui ont suivi la contestation de mai.
Lyon 68, deux décennies contestataires
Ce beau livre, largement illustré, s’intéresse aux mouvements contestataires et alternatifs entre 1958 et 1979 et, en particulier à la mobilisation de 1968 qui a conduit, dans les années suivantes, à l’émergence de nouvelles formes et de nouvelles thématiques revendicatrices : autogestion, féminisme, écologie, luttes homosexuelles, soutien aux travailleurs immigrés…
Par Jean-Luc de Ochandiano, historien
Sous la direction de Vincent Porhel et Jean-Luc de Ochandiano. éditions Lieux Dits