Un orchestre pour la Ville

En 1933, le maire Lazare Goujon crée un orchestre professionnel à Villeurbanne, pouvant rivaliser avec les formations musicales des grandes villes de France.
Un orchestre pour la Ville

Octobre 1933. Un entrefilet paraît dans les principaux journaux de la région lyonnaise. La ville de Villeurbanne recrute des musiciens pour former un orchestre public, "l’Harmonie municipale de Villeurbanne". L’événement n’a rien d’anodin. Depuis qu’il a été élu maire en 1924, Lazare Goujon a une obsession : faire de notre cité une ville modèle, digne de ses 80 000 habitants. Le Palais du travail, le stade et la piscine Georges-Lyvet, le stadium du cours Émile-Zola et, bien entendu les Gratte-Ciel, en sont la concrétisation par le fer et le béton. Le maire projette une politique culturelle tout aussi ambitieuse, notamment en matière de musique, qu’il entend mettre à la portée de tous les Villeurbannais, ouvriers comme gens aisés : « Il serait très intéressant, estime-t-il, de créer une Harmonie Municipale, comme il en existe dans de nombreuses villes bien moins importantes que Villeurbanne ». Présenté au Conseil municipal le 4 décembre 1933, le projet est mis en chantier tambour battant.

 

79 musiciens

 

Pour diriger son Harmonie, Lazare Goujon jette son dévolu sur un certain Gaston Billet.

Son choix ne s’est pas porté sur un Villeurbannais jouant en amateur, mais sur un Lyonnais au curriculum vitæ long comme le bras. Âgé de 39 ans, ancien élève du célèbre compositeur Vincent d’Indy (1851-1931), Gaston Billet a fréquenté le Conservatoire de Paris avant de diriger plusieurs orchestres de la région. Au moment où il rejoint Villeurbanne, il est le chef d’orchestre du théâtre des Célestins, à Lyon, et assure la direction artistique de la station de radio Lyon-La Doua. Une fois nommé dans notre ville, Billet entame le recrutement des musiciens de l’orchestre. La tâche est rude, tant les candidatures sont nombreuses : elles vont du professeur chevronné du Conservatoire de musique de Lyon, jusqu’à l’ouvrier tâtant du cor de chasse pendant ses heures de repos, en passant par d’anciens Poilus de la Première Guerre mondiale, enthousiastes à l’idée de reprendre du service – « tenant à faire de la bonne musique, je serais heureux de faire partie de l’harmonie municipale », écrit ainsi M. Salès, de la rue Lançon. Billet les convoque tous chez lui, et leur fait passer un examen en bonne et due forme. La sélection aboutit à l’embauche de 79 musiciens, dont 38 Villeurbannais, un Givordin et 40 Lyonnais. Comme dans tout orchestre d’harmonie, leurs instruments couvrent la gamme des bois, des cuivres et des percussions : flûte, clarinette, hautbois, alto, contrebasse, saxophone, bugle, basson, trompette, trombone, timbales, grosse caisse, tambour. Afin que leurs prestations répondent aux goûts d’un public très divers, ils affichent à leur répertoire aussi bien de la musique classique que des refrains populaires et des airs d’opérette. La Cinquième Symphonie de Beethoven, La Polonaise de Chopin, La Walkyrie de Wagner, Guillaume Tell de Rossini, La Bohème de Puccini, et aussi Berlioz, Tchaïkovski, Saint-Saëns, Schubert, voisinent ainsi avec En avant et bonne chance, Les lilas bleus, L’attente fait mourir ou encore Tout à la joie.

Le succès de l’orchestre villeurbannais est immédiat. En 1934 et 1935, il se réunit 132 fois pour répéter, participe à 11 manifestations officielles, sportives ou de bienfaisance, et se fait entendre dans 37 concerts. Durant les soirs d’été, il donne chaque semaine une représentation sur les places de la ville, aux Gratte-Ciel, à Cusset, aux Maisons-Neuves, aux Charpennes et même à Croix-Luizet, veillant ainsi à ne favoriser aucun quartier. En juin 1934, l’orchestre participe aussi aux fêtes inaugurales des Gratte-Ciel, pendant plusieurs jours d’affilée. Mais son plus grand succès intervient en juin 1935 à Béziers, lors d’un concours international de musique, où Gaston Billet et ses musiciens obtiennent « son classement en Division d’excellence [la plus élevée] ». L’orchestre villeurbannais passe alors pour une « remarquable phalange, dont font partie d’éminents instrumentistes professionnels ».

Arrive mai 1935, qui voit la défaite du socialiste Lazare Goujon et la victoire du communiste Camille Joly aux élections municipales. Fort de ses succès, le chef de l’Harmonie de Villeurbanne demande au nouveau maire d’intégrer les musiciens dans la fonction publique municipale, afin d’assurer la pérennité de l’institution. Il ne se doute pas de ce qui se prépare. Le 28 décembre 1935, Camille Joly informe Gaston Billet que « l’Harmonie cessera de fonctionner à dater du 1er janvier 1936 », soit quatre jours plus tard ! Le prétexte invoqué est « la situation désastreuse dans laquelle la nouvelle Municipalité a trouvé les finances communales », et l’impossibilité de continuer à salarier l’orchestre. Des motifs politiques sont-ils aussi intervenus ? L’hypothèse n’est pas à exclure. Du jour au lendemain, tous les musiciens sont donc licenciés. L’orchestre villeurbannais n’aura ainsi brillé que durant deux années, en 1934 et 1935. Il reste de lui quelques vieilles photos, des programmes, des partitions, et le souvenir d’une belle aventure.

 

 

Repères

1924 : le socialiste Lazare Goujon est élu maire de Villeurbanne

1930-1934 : construction des Gratte-Ciel            

1935 : le communiste Camille Joly est élu maire de Villeurbanne         

1939 : révocation de la municipalité communiste de Villeurbanne      

1941 : le pétainiste Paul Chabert est désigné maire de Villeurbanne   

1936-1942 : les fanfares associatives de Villeurbanne prennent le relai de l'Harmonie municipale     

1942 : le maire Paul Chabert réunit les fanfares en une "Union musicale villeurbannaise"     

3 septembre 1944 : Libération de Villeurbanne     

1947-1954 : Lazare Goujon redevient maire de Villeurbanne         

1948 : Le chef d'orchestre Gaston Billet tente de recréer l'Harmonie municipale, sans succès.

 

Les partitions font de la résistance

 

La dissolution de l'orchestre de Villeurbanne, le 1er janvier 1936, fit bien des heureux. Plusieurs fanfares de l'agglomération lyonnaise, comme celle de l'Union des Syndicats, se précipitèrent sur l'occasion pour louer ses instruments et ses partitions auprès de la municipalité, à des conditions plus qu'avantageuses. Les musiciens de l'ancienne formation, eux, vécurent très mal ce qu'ils considéraient comme un pillage, car ils gardaient l'espoir de faire renaître un jour l'Harmonie municipale. Aussi, la résistance s'organisa-t-elle. En 1941, un baryton du défunt orchestre, Armand Wargnier, prit en charge autant de partitions et d'instruments qu'il put... et les garda chez lui, malgré moult rappels à l'ordre envoyés par le maire pétainiste de l'époque. Wargnier ne consentit à les redonner qu'en octobre 1944, pour aider les FFI à constituer l'orchestre de la nouvelle armée française. Aujourd'hui, les archives municipales conservent toujours quelques-unes de ces partitions résistantes.

Par Alain Belmont, historien

Sources : Archives de Villeurbanne (Le Rize), 1 D 271 à 275, 2 D 43. Archives du Rhone, 4 Msup 11 et 30. Bibliothèque municipale de Lyon, journaux Le Réveil Lyonnais, Echo de Lyon, France Républicaine, Le Rappel Républicain, La Gazette de Guignol (etc.), 1872 à 1904. Archives municipales de Villeurbanne (Le Rize), 2 D 43, 2 Z 12, 19 Fi 351.

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