Les marchés, une conquête des siècles passés

Véritables institutions des places villeurbannaises, les marchés furent le résultat d’un long cheminement, et qui fut vécu comme une avancée sociale.
Marché des Charpennes ne 1924

>> Photo : marché des Charpennes, en 1924

Vendront-ils ? En ce dimanche 2 octobre 1892, le maire de Villeurbanne se pose la question avec appréhension. De la présence des forains et de leurs clients, dépendra le succès des espoirs mis dans la création du marché de Villeurbanne. Si les forains ne se rendent pas au rendez-vous, ou si les clients boudent les étals, il capotera. La municipalité en sera alors pour ses frais. Six heures du matin. L’heure officielle de l’ouverture du marché. Hourra ! « Les approvisionneurs [les forains] sont venus nombreux, amenant avec eux de grandes quantités de marchandises. C’était un plaisir de voir ces fruits et légumes, cueillis de la veille ou du matin même » dans les fermes de la commune et des villages environnants, garnir les étals de la place Grandclément. Dans les allées, si étroites que l’on s’y bousculait, « nos ménagères, qui n’avaient que l’embarras du choix, ont fait de gros achats et se trouvaient tout heureuses de payer un chou ou une botte de raves 2 sous, alors qu’elles les avaient toujours payés 3 ou 4 chez l’épicier d’en face ». Enfin ! Le maire, Frédéric Faÿs, a gagné son pari.

Marché place Grandclément, vers 1900

>> Marché place Grandclément, vers 1900

Cela faisait cent ans – une éternité ! – que la municipalité de Villeurbanne se battait pour mettre en place un marché. Une première tentative avait eu lieu en 1793, « l’an deuxième de la République », lorsque le conseil municipal avait estimé « de la plus grande importance et même d’une nécessité absolüe », de créer « trois jours de marché dans la semaine ». Sur la place du Molard, à deux pas de l’église de Cusset, les citoyens et citoyennes de la commune « ayant des denrées à vendre », apporteraient chaque jeudi du grain pour fabriquer le pain, l’aliment principal de l’époque, et chaque mardi et samedi « le boeur, les œufs, le lait, le fromage, les pommes de terre, les raves, les noix, les fruits, les herbages, etc. ». Le but de ce premier marché était double. D’une part, fournir aux nombreux ouvriers agricoles, et aux employés des rares usines existant déjà aux Charpennes, les aliments qu’ils ne pouvaient produire par eux-mêmes. D’autre part, imposer un plafonnement des prix (le "Maximum"), à une époque où une inflation démesurée menaçait le commerce et risquait d’entraîner des famines. Ainsi, pensaient les élus, contribuerait-on à délivrer les gens de la campagne des spéculateurs qui « ne sont patriotes et Républicains que pour l’argent ». Hélas, les étals de la place du Molard furent très vite victimes du marché noir contournant le Maximum. Les ménagères villeurbannaises durent donc se replier sur les marchés de Lyon, ce qui entraîna pour elles une perte de temps et surtout d’argent.
La municipalité revient à la charge 86 ans plus tard, en 1878, avec la création de deux marchés, l’un aux Maisons-Neuves et l’autre place de la Cité, au bout du cours Lafayette. Tenus à eux deux du mardi au dimanche, ils proposent toujours des fruits, des légumes et aussi, désormais, de la viande de boucherie et des charcuteries, « à l’exclusion totale des étoffes, des ustensiles de ménage, de la bimbeloterie, quincaillerie ». L’on fonde de grands espoirs dans ces nouveaux marchés, dont on espère qu’ils contribueront au décollage économique de la ville. Mais ils souffrent d’un défaut majeur : leur caractère totalement excentré par rapport aux quartiers les plus peuplés à l’époque, celui de la mairie (place Grandclément) et celui des Charpennes. Résultat, ils disparaissent en moins de cinq ans.

Marché place Grandclément, affiche de 1892

>> Marché place Grandclément, affiche de 1892

A la lumière de ce passé, l’on comprend mieux les craintes du maire Faÿs en 1892. Le marché qu’il vient d’instaurer sur la place Grandclément, quelques mois à peine après son élection, s’avère pour lui un enjeu politique majeur. Désormais forte de 18 000 habitants, Villeurbanne n’est plus le village agricole et paysan d’il y a cent ans ou même vingt ans, mais est devenue l’une des principales villes du département, « et les nouveaux venus sont des commerçants, des industriels et surtout des ouvriers, gens qui ne récoltent rien chez eux et qui sont obligés de tout acheter ». Ils sont d’ailleurs les premiers à signer des pétitions à tour de bras pour réclamer des étalages en bas de chez eux. Le maire se doit donc de mettre à leur disposition des aliments de qualité et aux prix les plus bas possibles – ce qu’il obtiendra en mettant les marchands forains en concurrence. Les petits commerçants sédentaires ont beau tempêter contre une pratique qu’ils estiment déloyale, l’afflux de nouveaux clients les jours de marché leur rend vite le sourire. Le pli est pris. Aux produits alimentaires s’ajoutent bientôt des objets manufacturés, tandis que les marchés essaiment dans la ville, aux Charpennes en 1896, à Cusset en 1928, à Croix-Luizet en 1933, et ainsi de suite. Leur histoire continue, et sans doute encore pour plusieurs siècles.

Alain Belmont, historien

 

Reres 

1793 : Villeurbanne compte 1600 habitants, avec Cusset pour centre
29 septembre 1793 : l’Assemblée Nationale impose le Maximum sur les prix et les salaires
1872 : Villeurbanne compte 7 500 habitants, avec la place Grandclément pour centre
1878-1888 : Jean-Marie Dedieu, maire de Villeurbanne
1892 : Villeurbanne compte 18 000 habitants
1892-1903 : Frédéric Faÿs, maire de Villeurbanne
1928-1934 : le maire Lazare Goujon crée le nouveau centre urbain des Gratte-Ciel
1935-1939 : Camille Joly, maire de Villeurbanne
1936 : Villeurbanne compte 81 000 habitants, avec les Gratte-Ciel pour centre
2019 : Villeurbanne compte 12 sites sur lesquels se tiennent chaque semaine 27 marchés

Le marché des Gratte-Ciel

Achevés en 1934, les Gratte-Ciel deviennent vite le principal quartier de Villeurbanne, avec leurs 5 000 habitants… qui tous vivent assez mal d’avoir à se déplacer jusqu’aux Charpennes ou place Grandclément pour faire leurs courses. Dès 1936, la mairie lorgne sur un terrain vague en contrebas des immeubles tout neufs, en vue d’y installer un nouveau marché. Mais les choses trainent en longueur, tandis que les commerçants ruent dans les brancards : n’y a-t-il pas déjà assez de marchés dans la ville ? Le Comité de défense du quartier prend l’affaire en mains, et mène « une agitation assez sérieuse », pressant la « municipalité ouvrière » d’installer l’équipement désiré. Face à cette mobilisation populaire, le conseil municipal décide d’acheter la parcelle qui deviendra l’actuelle place Chanoine-Boursier. Ainsi fut fait, le 25 mars 1937. Dès le 16 avril, le journal La Voix du Peuple claironnait sur « le grand succès du marché », « accueilli avec joie » par la population. « Vous pouvez être sûr que chaque samedi nous serons à la même place que celle que nous occupons aujourd’hui », lancèrent les forains. Ils ont tenu parole.

Marché des Gratte-Ciel en 1937

>> Le marché des Gratte-Ciel, en 1937


Sources : Archives du Rhône, 8 Mp 60 et PER 907/1 (journal Le Villeurbannais, 1892). Archives municipales (Le Rize), 3 C 88 (La Voix du Peuple, 1937), 1 D 260 à 278, 4 F 1, 1 J 23. En savoir plus : Encyclopédie de Villeurbanne, sur lerizeplus.villeurbanne.fr

 

 

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