Un fléau du passé : les tueries d'animaux

La consommation de viande fut à l'origine d'importantes nuisances pour les Villeurbannais, au point de devenir l'un des grands enjeux des municipalités d'autrefois.
Projet d'abattoir sur le cours Emile-Zola en 1885

Illustration : Projet d'abattoir sur le cours Emile-Zola en 1885

En 1868, les habitants des Charpennes n'en peuvent plus. Les squelettes de bestiaux, les amas de viscères et les mares de sang infestent les terrains vagues, attirant une foule de rats et submergeant les environs d'une odeur épouvantable. Déjà, « plusieurs habitants ont déserté ce quartier, et des propriétaires voient abandonner leurs maisons à cause du dégoût qu'inspire un pareil voisinage ». Un problème isolé ? Pas du tout. Au cours du 19e siècle, Villeurbanne voit les tueries d'animaux, autrement dit des abattoirs improvisés, envahir tous les quartiers. En voici qui s'installent dans la rue des Belles-Femmes, que son nom n'a pas protégé de l'horreur ; en 1872, cours Tolstoï ; en 1881, rue du Docteur-Frappaz ; en 1888, route de Genas ; en 1889, rue de la Liberté, juste derrière l'église de Cusset ; en 1900, à cent mètres du groupe scolaire du cours Émile-Zola. Et ainsi de suite, année après année. Les tueries s'invitent dans l'arrière-boutique des boucheries et des charcuteries, en bordure des chemins, sur les jeux de boules, et jusqu'en plein milieu des immeubles : rue Pierre-Baratin, on égorge les cochons à seulement cinq mètres des appartements !
En 1888, d'après la municipalité, 101 tueries seraient ainsi semées dans la ville. La presse, plus sévère, parle de 400 établissements. Chevaux, vaches, veaux, porcs, moutons, agneaux, en franchissent les portes par troupeaux entiers : près de 15 000 animaux y sont tués chaque année. Tous ne sont pas destinés aux Villeurbannais, car une bonne partie des tueries travaille aussi pour les bouchers lyonnais. La ville de Lyon dispose pourtant de deux abattoirs publics, à Perrache et à Vaise, mais dans leurs murs, les vétérinaires écartent sans pitié les bêtes impropres à la consommation. Tandis qu'à Villeurbanne n'existe aucun contrôle. Le bétail mort, ou atteint d'affections dangereuses pour l'être humain, peut être transformé en beefsteaks ou en côtelettes sans que personne s'en aperçoive. Sauf les manieurs de couteaux, évidemment. Et sauf les consommateurs piégés par la viande avariée, qui tombent malades comme des mouches, et parfois en meurent.

Face à ce fléau, les Villeurbannais ne restent pas bras croisés. Les pétitions dénonçant les tueries pleuvent sur la municipalité. Les élus tentent de freiner leur implantation, ou au moins de leur imposer un minimum d'hygiène, mais cela ne suffit pas à endiguer les risques pour la population. Aussi en 1879, le maire Jean-Marie Dedieu prend-il le taureau par les cornes :
« Le développement toujours croissant de notre populeuse cité nous impose le devoir de mettre dès aujourd'hui à l'étude une mesure qui se lie étroitement aux exigences de salubrité et de l'hygiène publique ». L'on construira donc un abattoir municipal aussitôt que faire se pourra, où toutes les bêtes seront obligatoirement conduites. La commune manquant d'argent pour concrétiser ce projet, l'équipement sera confié à une société qui en assumera tous les coûts, moyennant une concession de 50 à 60 ans. En 1885, un entrepreneur lyonnais, M. Barbetta, se présente pour assurer l'opération. L'abattoir se dressera sur le cours Emile-Zola, en face de l'hôtel de police actuel. Il sera précédé d'une vaste place et comptera trois bâtiments grandioses, faisant office d'abattoir et de marché au bétail. Pour évacuer l'eau mêlée de sang émise en grande quantité, un égout partira de l'abattoir et ira se déverser dans le Rhône, près du parc de la Tête-d'Or.


Las ! Alors même qu'il ne manque jamais de mots assez durs pour critiquer les tueries villeurbannaises, le maire de Lyon s'oppose au projet. Hors de question que l'égout vienne polluer les captages d'eau potable prévus à La Feyssine ou les baigneurs du lac de la Tête-d'Or ! Même refus envers la solution qui consisterait à relier l'abattoir au réseau d'assainissement lyonnais. Le préfet du Rhône, rallié à ces arguments, suggère alors d'implanter l'abattoir entre la gare de Villeurbanne et la rue de Cyprian, puis de creuser un égout de neuf kilomètres de long aboutissant dans le Rhône à Gerland, donc en aval de Lyon. Son idée emporte l'adhésion du conseil municipal, qui rêve de supplanter les abattoirs de Vaise et de Perrache, en attirant à Villeurbanne tous les bouchers lyonnais, ainsi que le bétail d'un bon quart de la France. Mais les coûts exorbitants de l'égout font reculer les investisseurs. L'affaire prend une tournure politique. La presse s'empare du sujet, le met en première page des journaux, tandis que les élus villeurbannais en appellent à l'intérêt supérieur de la classe ouvrière. En 1891, l'annonce du creusement du canal de Jonage ouvre une nouvelle possibilité de rejet des eaux sanglantes aux abords de Cusset, bien plus économique. L'espoir revient, mais pour une courte durée : le préfet s'élève une fois de plus contre la pollution du Rhône en amont de Lyon. Découragés par tous ces obstacles, nos concitoyens d'hier jettent l'éponge en 1905. Les tueries allaient encore couler de beaux jours. 
     
REPÈRES
1716 : expédition armée des bouchers lyonnais contre leurs concurrents villeurbannais
1831 : interdiction des tueries à Lyon, qui gagnent
dès lors la banlieue
1840 : ouverture de
l'abattoir de Perrache
1858 : ouverture decl'abattoir de Vaise
1878-1888 : Jean-Marie Dedieu, maire de Villeurbanne
1904 : pour justifier une tentative d'annexion de Villeurbanne, Lyon avance comme argument l'existence des tueries
1909-1928  : construction des abattoirs de Gerland, par l'architecte Tony Garnier
1967 : transfert à Corbas des abattoirs de Gerland
1988 : transformation des abattoirs de Gerland en Halle Tony-Garnier
2017 : l'association L214 dénonce les maltraitances d'animaux dans certains abattoirs

LA FIN DES TUERIES
En 1905, une nouvelle loi autorise les villes à contrôler les bêtes abattues sur leur territoire. Toujours soucieuse de la santé des habitants, la municipalité envoie aussitôt des vétérinaires inspecter les tueries de Villeurbanne. La qualité des viandes s'améliore, mais pas les désagréments générés par ces établissements, qui se perpétuent jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est qu'en 1941, sous la pression du préfet nommé par Vichy, que les tueries sont interdites, non par souci du progrès, mais pour lutter contre le marché noir, en ces temps de rationnement de l'alimentation. La guerre terminée, les dispositions préfectorales sont confirmées en 1945, et ratifiées par le conseil municipal en 1949. Désormais, les bouchers et charcutiers villeurbannais doivent s'approvisionner à Lyon, auprès des abattoirs de Gerland. Un long combat pour l'hygiène et la sécurité alimentaire se termine enfin.

 

 

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