L'HISTOIRE - De la cure à la déportation
1 mars 2020
Vu du camp fédératif de Lyon
Les notables du village n’auraient raté l’événement à aucun prix. En ce 9 juin 1787, le comte César de Cluny, représentant l’archevêque de Lyon, se rend jusqu’à l’église de Cusset pour procéder à l’installation du nouveau curé de Villeurbanne, messire Pierre Dechastelus. Revêtus de leurs habits de cérémonie, les deux ecclésiastiques marchent jusqu’à l’autel, récitent des prières, puis entament une visite complète du sanctuaire. « Voyez ces vases sacrés, cette superbe chaire à prêcher, le bassin pour baptiser les nouveau-nés, le grand appartement que vous aurez dans la cure », montre monsieur de Cluny. Le nouveau curé est aux anges. Lui, le fils d’un notaire d’Épercieux, un minuscule village de la plaine du Forez, n’a occupé jusque-là qu’un poste secondaire, en tant que vicaire (aide du curé) de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Maintenant âgé de 36 ans, et pourvu d’une éducation bien plus poussée que nombre de ses confères, il est temps qu’il puisse officier dans un emploi à sa mesure.
L'église Saint-Julien de Cusset où officiait le curé Dechastelus (©DR)
Un curé de choc
D’emblée, Pierre Dechastelus s’impose comme un curé de choc. Comment le sait-on ? Il a consigné le moindre de ses faits et gestes dans ses registres paroissiaux, comme un journaliste avant l’heure ! Dès le mois de juillet 1787, il baptise, marie ou enterre les habitants de sa paroisse et, bien-sûr, dit la messe à tour de bras. Loin de s’en tenir aux obligations de sa charge, le nouveau curé prend fait et cause pour ses paroissiens, s’occupant d’eux comme un père le ferait de ses enfants. Le brouillard stagne-t-il sur notre commune ? Il craint pour les récoltes. Trop de pluie ? Gare aux crues ! L’une d’elle, en 1789, met en danger une veuve et sa famille, « ce qui me donna des inquiétudes terribles ». N’écoutant que son courage, Dechastelus traverse les flots glacés et ramène tout le monde sur la terre ferme. Le cimetière est trop petit, alors que Villeurbanne se peuple de plus en plus ? Le bon curé donne une partie de son jardin pour l’agrandir. A force de dévouement et de générosité, Dechastelus devient très populaire auprès des Villeurbannais. Aussi, lorsque la Révolution éclate, c’est tout naturellement vers lui qu’ils se tournent pour les guider. En février 1790, après que l’Assemblée Nationale a créé nos communes actuelles, il préside en personne l’élection du premier maire et du conseil municipal. La même année, le 30 mai, une immense fête(1) rassemble à La Doua près de 100 000 personnes, venues pour communier dans l’esprit des nobles idéaux de la Révolution. Qui trouve-t-on pour célébrer la messe, tout en haut du monument dressé pour cette journée mémorable ? Messire Dechastelus. Enthousiasmé par les progrès en marche, il est alors au sommet de sa gloire. Hélas, son bonheur ne dure pas. Petit à petit, son regard sur les événements change. Trop de conflits éclatent, trop de sang est versé, ce qui le choque profondément. Comme l’assassinat du seigneur de Poleymieux, par une foule en furie : « On le met en pièces, chacun de ces enragés se disputoient ses membres, plusieurs en mangèrent qu'ils firent cuire. La raison se refuse à croire de semblables horreurs ». Aussi, lorsqu’en janvier 1791 vient pour notre homme le moment de jurer fidélité à la Nation et d’accepter la Constitution civile du clergé, qui place désormais les prêtres sous l’autorité de l’État et non plus du pape, il ne s’y plie que du bout des lèvres, et entend bien n’agir qu’en son âme et conscience. La municipalité s’en rend compte mais ferme les yeux. La rupture intervient un an plus tard, en 1792. Prié d’accueillir un nouveau vicaire désigné par l’évêque, Dechastelus refuse, estimant que cette nomination n’incombe qu’à lui seul. La municipalité dénonce alors l’attitude du curé. On lui reproche pêle-mêle d’avoir « cherché a atténuer le respect que tout citoyen doit aux nouvelles loix », d’inciter à ne pas payer les impôts, de dresser la population contre les élus, de célébrer des mariages d’opposants à la Révolution, et ainsi de suite. Le maire, Alexis Mermet, intervient pour remettre le curé dans le droit chemin, mais Dechastelus réagit en menaçant de le « chasser a coup de pied au cul » ! Il a tort. Dans la France de 1792, le clergé n’est plus en odeur de sainteté, et les emprisonnements de prêtres se multiplient. Le 12 décembre, la municipalité décide de le « faire arrêter, et conduire (…) au port de mer le plus voisin, pour de la etre deporté à la Guyane francaise ». Déchu, Dechastelus n’attend pas qu’on vienne le chercher. En janvier 1793, les autorités constatent que
« le dit curé a disparu de la paroisse ». On n’entendit plus jamais parler de lui. Il serait mort vers 1830, peut-être dans sa Loire natale.
(1) La fête de la fédération, voir Viva magazine juillet/août 2017
Repères
1876 : le pasteur Bion, un Suisse, invente les colonies de vacances
1774-1792 : règne de Louis XVI
7 juin 1788 : révolte de la Journée des Tuiles à Grenoble – début de Révolution en Dauphiné
5 mai 1789 : ouverture des États Généraux
17 juin 1789 : les États Généraux se proclament Assemblée Nationale
14 juillet 1789 : Prise de la Bastille
27 juillet au 4 août 1789 : Grande Peur en Isère, plus de 50 châteaux sont pillés ou incendiés
4 août 1789 : abolition des privilèges
12 juillet 1790 : adoption de la Constitution civile du Clergé
22 septembre 1792 : proclamation de la Première République
21 janvier 1793 : exécution de Louis XVI
1793-1794 : période marquée par la fermeture des églises
Un chroniqueur de la Révolution
Pendant toute la durée de ses fonctions à Villeurbanne, de 1787 à 1792, Dechastelus prit soin de raconter les événements arrivés autour de lui. D’abord en quelques paragraphes les premières années, puis en un flot de pages lors de la Révolution, léguant ainsi un témoignage très précieux. Ainsi sur l’été 1789 : « Le douze juillet [sic] arriva a Paris la prise tant vantée de la Bastille. Les parisiens montrerent tant d'intrépidité qu'avec du canon ils en furent bientot les maitres. Le gouverneur tranquille dans sa chambre ne se doutoit pas quon put en venir a bout. On le traina sur la place de greve ou il fut pendu (…). Tout le monde arbora la cocarde nationale. Pour ma tranquillité je lai portée au chapeau près d'un mois. Enfin sur la fin de julliet arriva dans toute la France le même jour à la même heure l'épouvante des brigands qui bruloient les chateaux. (…) Il n'arriva rien de facheux dans ma parroisse. On faisoit courir le bruit quil y avoit à la Guilotière des gens mal intentionés qui vouloient venir bruler le chateau de la Ferrandière. Le respectable M. de Riverieux qui se reposoit beaucoup sur moi me pria dy aller coucher, je le fis avec plaisir pendant huit jours et je dormois fort tranquilement parce que tout etoit si bien disposé que nous aurions pu donner la chasse a plus de quarante brigands ».
Par Alain Belmont, historien