L'HISTOIRE - Des chevaux plein les rues

Il n'y a pas si longtemps, notre ville était peuplée de chevaux. C'était bien avant le confinement. Hommage à ces compagnons à quatre pattes.
À la frontière de Lyon et Villeurbanne, l’avenue Thiers, sans pavé, accueillait encore des voitures à chevaux il y a un siècle.

>> À la frontière de Lyon et Villeurbanne, l’avenue Thiers, sans pavé, accueillait encore des voitures à chevaux il y a un siècle. (© DR)

Un grondement trouble la tranquillité matinale de la Grande-Rue des Charpennes. Bientôt le sol se mettra à trembler. Un nuage de poussière apparait, tandis que le bruit couvre les conversations. Les voilà qui passent. Les soldats de la caserne de La Part-Dieu rejoignent leur champ de manœuvre du Grand-Camp, juchés sur leurs chevaux. Le défilé s'étire, interminable, insupportable pour les habitants du quartier. Pensez donc, 3000 chevaux font ce trajet tous les matins et tous les soirs sous leurs fenêtres ! En cette fin du 19e siècle, les Villeurbannais en maudiraient presque « la plus belle conquête de l'homme ». Mais non, les rapports qu'ils entretiennent avec les chevaux sont bien trop étroits pour être remis en question.

Un régiment de cuirassiers de retour d’exercice emprunte le boulevard de  l’Hippodrome (désormais le boulevard du 11-novembre-1918) aux alentours de 1912.


>> Un régiment de cuirassiers de retour d’exercice emprunte le boulevard de l’Hippodrome (désormais le boulevard du 11-novembre-1918) aux alentours de 1912. (© DR)

Avant que les automobiles et les camions ne pointent le bout de leur capot, tout le monde ou presque a recours à leur force de travail. Chaque agriculteur de la commune en détient au moins un ou deux, pour tirer sa charrue, ses charrettes et ses tombereaux (des bennes sur roues). Ainsi en 1760, le domaine de Longchamp, dans le quartier de Croix-Luizet, possède « un cheval poil blanc âgé d'environ quinze ans avec ses harnois de charrette, plus un autre cheval âgé d'environ dix ans ». On en trouve aussi chez les commerçants et les industriels car sans chevaux, pas d'approvisionnements, pas de livraisons, impossible de travailler. En 1924, Charles Blanc, laitier rue de Pressensé, détient ainsi une jument, « Bichette », tandis que les usines Gillet en alignent 29 dans leurs écuries. La mairie n'est pas en reste, avec ses 16 bêtes, mais s'avère moins bien dotée que les 23 de la « Compagnie générale des voitures », une entreprise de fiacres ou de véhicules utilitaires. Le champion toutes catégories de la traction hippomobile trône néanmoins ailleurs : en 1883, la compagnie des Omnibus et Tramways de Lyon, l'ancêtre des TCL, en utilise pas moins de... 448, pour tracter ses trams. Ce troupeau digne des grandes plaines américaines est hébergé dans deux dépôts, aux Charpennes et route de Genas, un peu comme le sont aujourd'hui nos autobus. Enfin, certains Villeurbannais fortunés détiennent aussi des chevaux de monte, soit pour leurs loisirs, soit et surtout pour le temple équestre de la région lyonnaise qu'est l'hippodrome du Grand-Camp : en 1939, les propriétaires et entraîneurs implantés près du champ de courses en font galoper une cinquantaine, lors des grands prix de la saison. Au total, le territoire de notre ville accueille presqu'autant de bêtes qu'un régiment de cavalerie, 606 en 1883, et jusqu'à 1231 en 1903.

L’hippodrome du Grand-Camp a été inauguré le 9 juin 1867. Les dernières courses ont eu lieu en 1964.


>> L’hippodrome du Grand-Camp a été inauguré le 9 juin 1867. Les dernières courses ont eu lieu en 1964. (© DR)

Le cheval fait donc partie du quotidien des habitants d'hier. Au milieu des immeubles, derrière les maisons, dans les fermes de l'est de la commune, il faut imaginer des centaines d'écuries, tandis que les rues assistent au passage incessant de “voitures“ attelées. Les hennissements, le martèlement des sabots, les cris des cochers, font partie du paysage sonore de la ville. Et le crottin, de ses senteurs habituelles. Les rapports avec l'animal vont bien au-delà de l'amour que portent les Français d'aujourd'hui à leur voiture. Même si les propriétaires ont tendance à mettre leurs chevaux au travail très tôt, dès deux ans, et à les garder parfois jusqu'à plus d'âge, ils les affublent de prénoms qui n'ont de limites que leur imagination. A Villeurbanne, Kiki apparaît très populaire, et voisine avec Bibi, Coco, Léon, Tambour, Gamin, Fifi, Marquis, Loup, Poulette, Dragon, Fanny, Ardant, et beaucoup d'autres encore. A la mairie, plus administrative, les chevaux ne portent que des noms commençant par P : Pandore, Patrouille, Patriote, Plutarque, et même P1 et P2, sans doute par manque d'inspiration. Les entraîneurs de l'hippodrome, eux, font preuve d'une grande originalité avec leurs Culotte de Soie, Hop-la-la, Trop Pressé, Don Rêveur ou Pêché Mignon. Aucun propriétaire ne tombe dans la facilité qui aurait consisté à donner la couleur du pelage en guise de nom, alors même que les robes des chevaux sont on ne peut plus variées, allant du blanc au noir, en passant par gris, gris pommelé, clair moucheté, alezan (roux), café crème et même cerise. « Hue Kiki ! ». La charrette démarre, bringuebalante.

Au début du 20e siècle, c’est la force des chevaux qui tirait les véhicules de transport de marchandises à Villeurbanne.


>> Au début du 20e siècle, c’est la force des chevaux qui tirait les véhicules de transport de marchandises à Villeurbanne. (© DR)

Arrive la Première Guerre mondiale, une période redoutée par tous les maîtres, qui savent que leurs bêtes risquent d'être réquisitionnées par l'armée. Et cela ne manque pas. La plupart des chevaux partent vers le front, et pour beaucoup ne reviennent pas. Cette guerre sonne le déclin des équidés en ville. Commencée à quatre pattes, elle se termine sur quatre roues, à force de voitures et de camions produits par des usines gigantesques, comme celle construite par Berliet en 1917 à Vénissieux. Les chevaux villeurbannais passent de 1231 en 1903 à 723 en 1924, puis 200 en 1939. La Seconde Guerre mondiale, avec ses restrictions d'essence, ramène un temps les crinières sur le devant de la scène, mais passé la Libération, les chevaux quittent définitivement nos rues. En 1948, la mairie vend ses deux dernières bêtes et son « matériel hippomobile », pour les remplacer par des poids-lourds.
 

Par Alain Belmont, historien

Sources : Archives du Rhône, 3 E 34236 (1760). Le Rize, 1 D 265 à 284 (1868 à 1948), 2 H 5, carton "3G" non coté (taxe sur les chevaux, 1924-1939).

Grande Rue des Charpennes, le tramway électrique fonctionne déjà pour les voyageurs,  mais ce sont les voitures tirées par les chevaux qui approvisionnent encore commerces et ateliers.


>> Grande Rue des Charpennes, le tramway électrique fonctionne déjà pour les voyageurs, mais ce sont les voitures tirées par les chevaux qui approvisionnent encore commerces et ateliers. (© DR)

ACCIDENTS DE LA CIRCULATION

Par rapport aux véhicules à moteur, charrettes et fiacres avaient un inconvénient majeur : ils étaient tractés par un animal ayant son caractère, ses peurs, et ses comportements imprévisibles. Aussi nos ancêtres n'étaient pas à l'abri des accidents de la circulation, aux conséquences parfois mortelles : « Mercredi [7 décembre 1892] vers 11 heures du matin, lorsque les rues sont encombrées par les ouvriers qui sortent des usines et par les enfants qui sortent des écoles, le cheval de Madame Bertinus, rue du Château-Gaillard, prit soudainement peur et s'emballa à fond de train dans la grande rue des Charpennes. Le gardien de la paix Brokly s'élança à la tête de l'animal et parvint à l'arrêter, après avoir été traîné sur un parcours de 20 mètres. Grâce à la présence d'esprit et au courage de Brokly, des accidents inévitables ont été conjurés » (Journal Le Villeurbannais du 12 décembre 1892).

Au début du 20e siècle, c’est la force des chevaux qui tirait les véhicules de transport de marchandises à Villeurbanne. (© DR)


>> Au début du 20e siècle, c’est la force des chevaux qui tirait les véhicules de transport de marchandises à Villeurbanne. © DR

REPÈRES
     
Vers 3500 avant JC : domestication du cheval par les hommes
VIIIe siècle avant JC : le cheval ailé Pégase apparaît dans la mythologie grecque
326 avant JC : mort de Bucéphale, cheval d'Alexandre le Grand, qui fonde une ville en sa mémoire
37-41 après JC : l'empereur romain Caligula souhaite faire consul son cheval Incitatus
1559 : le roi de France Henri II meurt après un accident de tournoi à cheval
1867 : inauguration de l'hippodrome du Grand-Camp
Années 1860-1880 : plaintes contre les abattoirs de chevaux à Villeurbanne
1898 : remplacement des trams à chevaux villeurbannais par des trams électriques
1914-1918 : la guerre tue plus d'un million de chevaux en France
1946 : création de Jolly Jumper, cheval de Lucky Luke
1964 : fermeture de l'hippodrome du Grand-Camp
2012 : l'école d'équitation de La Doua, créée en 1924, est transférée dans l'Ain

Film sur l'hippodrome du Grand-Camp

 

 

 

A lire aussi