La grande famine au temps de Louis XIV

Une terrible famine sévit à Villeurbanne, au point de frapper tout aussi cruellement le village que le fit la Première guerre mondiale.
Distribution du pain du roi au Louvre en 1693, durant la grande famine.

Pour eux, le pain était tout. Compagnon de chaque jour, il assurait la vie, l’assurance d’un ventre bien rempli, au point que tout habitant en consommait quotidiennement un kilo à un kilo et demi. Ne disait-on pas : « long comme un jour sans pain » ? Que ce pain vienne à manquer, et la catastrophe était annoncée. Il suffisait d’un rien, un printemps trop pluvieux, un été de sécheresse, un hiver rigoureux, et la production de blé ne pouvait plus nourrir toute la population.

Ce fut le cas en 1692. A un hiver très froid succéda un printemps exécrable, si bien que les récoltes furent particulièrement maigres. Le prix du blé commença à monter, obligeant les Villeurbannais à réduire leurs rations alimentaires. La disette pointa le bout de son nez et, bientôt, les premiers décès. Dès le mois de septembre, le curé du village enterra 12 personnes, lui qui, d’habitude, n’inhumait qu’un habitant de temps en temps. Plus les mois s’écoulaient, et plus les greniers se vidaient. Les jardins ? Ils fournissaient bien des légumes, mais pas assez pour compenser le manque de pain, et leur production s’arrêtait de toute façon durant la morte-saison. L’on acheta donc du blé à des marchands lyonnais, quitte à emprunter des sommes folles pour pouvoir le payer. Mais 1693 s’avéra pire que l’année précédente. Les récoltes furent catastrophiques. Et comme si la famine ne suffisait pas, une épidémie de fièvre typhoïde frappa maints foyers.

Le curé reprit ses voyages morbides jusqu’au cimetière du village, encore et encore. En octobre 1693, il enterre 10 personnes, puis 19 en novembre, et 22 en décembre. La mort frappe indistinctement : des personnes âgées, affaiblies par le poids des ans, comme Jean Arnoldy, décédé le 3 novembre 1693 à 73 ans ; des gens dans la force de l’âge, comme Mathieu Blanc, passé de vie à trépas le 8 décembre, à 45 ans ; des enfants, beaucoup d’enfants, comme le petit Hugues Berger, emporté à trois ans le 30 novembre. Son père, Claude Berger, meurt le lendemain… Les pauvres, qui ne peuvent emprunter du blé auprès des marchands, payent le plus lourd tribut. Ils quittent le village et partent sur les routes mendier un quignon de pain à moins mal lotis qu’eux mais, souvent, la mort les attend au bout de leur errance. Parmi les actes dressés par les curés, voici « Jérome Riche, de la paroisse de Ville Herbanne [Villeurbanne], âgé de soixante et dix-huit ans, mort dans la paroisse de Venessieu au Moulin a Van le 17e d’octobre 1693, a été inhumé le meme jour dans le cimetiere ».

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Certains mangent des tuiles moulues...

Des pauvres, il en arrive aussi à Villeurbanne, tel ce prénommé Louis, « garçon originaire du Monastier en Velay », mort à l’âge de 25 ans. Les habitants du village leur donnent asile du mieux qu’ils peuvent, dans un élan de solidarité qui force l’admiration tant les temps sont terribles. Voici François Martignat, qui héberge dans sa réserve de foin « un vieil homme aagé d’environ 60 ans », ou Mathieu Villermet, qui abrite « une femme dont on ne scait le nom ny son pays ». Pourtant, ce Mathieu Villermet est lui-même au plus mal, puisqu’il meurt dix jours après…

Passe le bout de l’an, mais les premiers mois de 1694 ne voient aucune amélioration à la situation. Bien au contraire, le blé s’envole à dix ou vingt fois son prix normal. Ventre affamé n’ayant point d’oreille, les gens se mettent à manger l’herbe poussant sur le bord des routes. D’autres mâchent le cuir de leurs chaussures après l’avoir fait bouillir dans une marmite. Il en est même qui montent sur les toits, en arrachent les tuiles et les portent moudre au moulin pour s’en faire un festin. Leur estomac, évidemment, n’y résiste pas. Et que dire des parents qui se voient forcés d’abandonner leurs enfants ? Comme dans la fable du Petit Poucet, ils les confient à la chance, quitte à les envoyer à la mort au hasard du chemin.

Le 3 juillet 1694, c’est un enfant vagabond que le curé enterre : « Un garçon qui a esté malade pendant quelques jours dans l’escurie de maitre Pelisson et y est mort dont on ne scait le nom ny son pays, agé d’environ douze ans ». Ce pauvre gosse est l’un des derniers à mourir durant cette abominable famine.

L’été de 1694 apporte enfin des moissons abondantes et même extraordinairement belles, si bien que le prix du blé s’effondre du jour au lendemain – tant pis pour les spéculateurs ! Au total, cette famine fit un million et demi de morts en France : autant que la guerre de 14-18, mais en seulement deux ans et dans un pays qui ne comptait que 22 millions d’habitants, soit deux fois moins que la France du début du 20e siècle. Villeurbanne paya un tribut tout aussi lourd : en 1693 et 1694, 150 personnes décédèrent, soit entre un quart et un tiers de la population du village.

La réaction des autorités

L’ampleur de la crise de 1693-1694 fut telle qu’elle ne permit pas d’apporter une aide efficace aux populations. Les communes et les paroisses répartirent du mieux qu’elles purent les pauvres chez les personnes aisées et mirent en place des distributions de pain, mais cela ne suffit pas à contrecarrer la famine. Le roi lui-même, Louis XIV, ignora pendant longtemps le drame qui se jouait en son royaume. Enfin conscient de la situation, il ordonna l’importation de blé de la Baltique mais trop peu, et trop tard. Pour éviter qu’une telle catastrophe ne se reproduise, les villes construisirent quant à elles d’immenses greniers pour stocker du blé en prévision des mauvaises récoltes. Celui de Lyon, bâti de 1722 à 1728, abritait suffisamment de grain pour nourrir les Lyonnais pendant une année entière. Ce Grenier d’abondance se dresse toujours en bord de Saône, et accueille aujourd’hui les locaux de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC).

Rubrique écrite par l'historien Alain Belmont.

 

Repères

— 1783 : premier vol d’une montgolfière embarquant des hommes, près de Paris
— 1643-1715 : règne de Louis XIV, le roi Soleil
— 1673 : mort de Molière
— 1682 : Louis XIV s’installe au château de Versailles
— 1685 : révocation de l’Edit de Nantes, répression du protestantisme
— 1688-1697 : la France affronte la guerre contre la ligue d’Augsbourg
— 1692 : Vauban organise le siège de Namur
— 1694 : naissance de François-Marie Arouet, dit Voltaire
— 1695 : Villeurbanne compte 111 foyers, et entre 450 et 550 habitants
— 1697 : Charles Perrault publie huit de ses contes, dont le Petit Poucet

> Sources : Archives municipales de Villeurbanne (Le Rize), GG2. Archives municipales de Vénissieux, GG1.

 

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