C'est notre histoire - Les enfants « exposés » (texte et podcast)
29 septembre 2025

Gravure du 19e siècle représentant l'abandon d'un nouveau-né dans une tour. Artiste inconnu.
Lundi 3 avril 1769, vers 21 heures. Le soleil s’est déjà couché depuis un bon moment et il fait presque nuit, lorsque Maurice Lorat, un fermier du sieur Pugnet, habitant sur la route de Lyon à Crémieu soit sur notre actuelle rue Jean-Jaurès, entend du bruit devant chez lui. Il sort jeter un œil. Et là, trouve « une femme ou fille qui avoit un jupon blanc, n’ayant pu distinguer ses autres habillements, sa figure ny son age, laquelle étoit abouchon [penchée] sur un enfant qui etoit dans un berceau, sur un banc de pierre a coté de la porte ». Que fait-elle donc ici, à pareille heure ? La dame lui répond « que c’etoit un nourriçon enfant d’une satinaire [une tisseuse] de Lyon, qu’elle portoit a Morestel et qu’elle attendoit une femme qui s’amusoit a parler a des parents ». Mais où va-t-elle donc loger ? « Chez Guinet, de Villeurbanne », lui dit-elle du tac au tac. Notre fermier n’est qu’à moitié convaincu, mais retourne quand même dans sa maison. Une demi-heure passe. Puis l’enfant se met à pleurer, encore, encore. Maurice Lorat ressort immédiatement, et comprend aussitôt : l’inconnue vient d’abandonner le bébé. Alors il rameute ses voisins, puis « l’apporta dans la maison pour échauffer ce jeune enfant qui etoit tout transit de froid », malgré les vieux haillons et la coiffe bleue dont il est habillé. Le bout de chou, « lequel s’est trouvé être une fille âgée d’environ deux mois », ne porte pas le moindre indice sur son identité, ne serait-ce que son prénom inscrit sur un bout de papier. En a-t-il seulement un ? Dans le doute, on le porte dès le 5 avril à l’église, afin qu’il soit baptisé. On l’appellera Claudine, comme sa marraine : « j’ai donné le bapteme sous condition », écrit le curé de Villeurbanne, « a une enfant trouvée exposée a la porte de la maison de Mr Pugnet, negociant a Lyon (…) le parrein a été Antoine Payet journalier dudit lieu et la marreine Claudine Dimier demeurante audit lieu ».
Des enfants abandonnés à Villeurbanne... par des parents de Lyon
Hélas, de tels enfants « exposés » ne sont pas rares à Villeurbanne. À peine un mois auparavant, le 2 mars 1769, l’on en avait déjà trouvé un devant la porte d’un paysan pauvre : une fille, âgée de seulement huit jours, que le curé appela Antoinette. Cette fois, la petite avait été abandonnée par deux personnes : une inconnue, et un homme prénommé « Jean, gendre de la veuve Marie Chabert, de la paroisse de Courtenay », sur le plateau de l’Ile Crémieu.
Mais pourquoi de tels drames interviennent-ils chez nous ? En fait, ces abandons semblent surtout être effectués par des Lyonnais et des Lyonnaises. Sans le sou, ou non mariés, peut-être privés d’emploi, ou ayant déjà beaucoup d’enfants – au 18e siècle, les couples du quartier Saint-Georges de Lyon n’en ont pas moins de 8 en moyenne ! – ils se sont résolus à gagner la banlieue, où personne ne les connaît, puis ont laissé le berceau sur le pas d’une porte. Souvent, ils choisissent la maison d’une personne aisée, avec l’espoir que celle-ci se montrera généreuse envers l’enfant. Ainsi, en novembre 1740, c’est devant le logis de maître Decomberousse, notaire à Villeurbanne, que le petit Charles est découvert. Tandis que le 5 mars 1788, sur les 6 heures du matin, c’est « au devant de la porte de la maison de campagne de M. Hareng, bourgeois de cette parroisse », que Louise-Françoise est recueillie.
Retrouvez dès à présent cet épisode, le 50ᵉ de la série, grâce au player ci-dessous.
Que deviennent-ils ensuite ? Malheureusement, souvent ils meurent dans les quelques jours qui suivent leur abandon, victimes du froid ou d’une maladie. Lorsqu’ils survivent, ils sont confiés à une nourrice, payée sur les deniers de la communauté d’habitants, l’ancêtre de notre commune. Puis ils sont éduqués jusqu’à ce qu’ils puissent voler de leurs propres ailes, ou bien remis aux hôpitaux lyonnais et, de là, envoyés dans les campagnes entourant Lyon. Évidemment, la justice seigneuriale se saisit toujours de ces affaires, et enquête pour tenter de retrouver les parents. Ainsi en avril 1769, lors de la découverte de la petite Claudine, l’on alla chercher le châtelain (un officier de justice) Philibert-Pierre Chenevaz. Il se rendit sur les lieux, interrogea tous les témoins, et dressa illico une procédure en bonne et due forme. Mais les efforts du châtelain furent vains. Sauf exception, il n’y a que dans les contes que les parents reprenaient leurs enfants. Comme avec le Petit Poucet.
Assister les enfants trouvés
Les autorités d’Ancien Régime étaient conscientes de l’ampleur des abandons d’enfants à travers le royaume de France. Aussi vit-on de nombreuses initiatives se développer au cours des 17e et 18e siècles, pour leur venir en aide. Ainsi en 1638, saint Vincent de Paul et Louise de Marillac fondèrent-ils à Paris « L’œuvre des enfants trouvés ». Lyon n’était pas en reste, où lors des décennies 1610-1620 fut construit l’hôpital de la Charité, qui fut chargé de recueillir les mendiants et les enfants abandonnés. Bon nombre de ces pauvres gosses étant « exposés » à la porte des couvents ou des hôpitaux, ceux-ci aménagèrent aussi des « tours d’abandon » : de grandes boites circulaires, ouvertes vers l’extérieur du mur de l’établissement, dans lesquelles les parents pouvaient déposer leur bébé sans être vus, puis qu’ils faisaient tourner tout en tirant sur la corde d’une cloche, afin qu’il soit recueilli aussitôt. Ainsi, l’enfant ne mourrait pas de froid, ou n’était pas volé par un inconnu. Ces tours furent donc perçus comme un grand progrès.
> Sources : Archives du Rhône, 3 E 34235 (f°142). Archives municipales de Villeurbanne (Le Rize), GG1 à GG5.
Repères
1610-1643 : règne de Louis XIII
1670 : un Édit royal crée officiellement l’Hôpital des enfants trouvés
1697 : Charles Perrault publie l’histoire du Petit Poucet, dans Les contes de la mère l’Oye
1715-1774 : règne de Louis XV
1717 : le petit Jean d’Alembert, futur auteur de l’Encyclopédie, est abandonné sur les marches d’une chapelle à Paris
1762 : Jean-Jacques Rousseau écrit L’Émile, ou De l’éducation
1769 : naissance en Corse de Napoléon Bonaparte
1774-1792 : règne de Louis XVI
1788 : révolte de la Journée des Tuiles à Grenoble, prémices de la Révolution française
1904 : abolition des tours d’abandon