Les pigeons pour passion

Aujourd’hui appréciés par les uns, rejetés par les autres, les pigeons furent autrefois l’objet d’une véritable passion parmi les ouvriers de notre ville.
Les pigeons pour passion

Dimanche 2 juillet 1899. Sur la place Grandclément, juste en face de la mairie de l’époque, le marché du matin a cédé la place aux fêtards de l’après-midi. Comme chaque année, l’association sportive « L’Eclair » réunit ses adhérents, et multiplie les animations. A 14 heures intervient l’un des moments forts de la journée : le lâcher de pigeons voyageurs. Plusieurs colombophiles de la ville et aussi de Lyon, de la banlieue et d’autres cités de la région, sont venus avec leurs cages remplies de pigeons « bisets », l’espèce voyageuse par excellence. La foule fait cercle autour des héros de la fête et attend le moment clé. Cette fois ça y est, l’on ouvre les cages et, d’un coup, les pigeons s’élancent vers le ciel, dans de grands claquements d’ailes et sous les applaudissements des spectateurs. Les oiseaux tournent un moment autour de la place, puis partent dans les différentes directions qui doivent les ramener vers leurs colombiers respectifs. Le soleil, les odeurs, et surtout la magnétite présente dans leur tête et sensible au champ magnétique terrestre, leur permettent de s’orienter naturellement, comme le ferait une boussole. Mais ils retrouvent aussi leur chemin grâce aux nombreux entraînements effectués avec leur propriétaire, qui a commencé par les lâcher près de leur colombier, puis s’en est éloigné petit à petit, jusqu’à atteindre plusieurs centaines de kilomètres de distance. Ainsi en cette année 1899, les associations colombophiles lyonnaises effectuent-elles des lâchers au départ d’Amplepuis, Heyrieux, Annecy, Marseille, et même Caen, à plus de 500 kilomètres de distance – à vol d’oiseau évidemment. Les premiers volatiles rentrés au bercail remportent alors le concours de vitesse.

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Ces pigeons voyageurs sont des compagnons de l’homme depuis des milliers d’années. Mais durant l’Ancien Régime, leur élevage est, en Dauphiné et presque partout en France, réservé aux seigneurs. Il faut attendre la Révolution française pour que ce privilège soit aboli, et que les gens comme vous et moi puissent dresser des colombiers. La mode de cet élevage part de Belgique et, au 19e siècle, gagne toute la France jusque et y compris Villeurbanne. Ainsi en 1904, notre ville compte au moins 19 colombophiles assidus, résidant aussi bien à Cusset qu’aux Charpennes ou dans le quartier de la place Grandclément. Parmi eux se trouve Ernest Gallier, habitant route de Genas, « président fondateur du Messager Fidèle de Villeurbanne ». Entre autres faits d’armes, son association a pris part aux concours organisés à Reims, Clermont-Ferrand, Angoulême, Bruxelles, Amsterdam, lui donnant ainsi un rayonnement dépassant de loin les horizons lyonnais. Elle recrute ses membres essentiellement parmi les ouvriers et employés, littéralement passionnés par les pigeons voyageurs. La preuve, les colombiers recensés par la mairie, et abritant chacun une dizaine à une quarantaine d’oiseaux, appartiennent tous à des artisans, mécaniciens, gendarmes, manœuvres ou gardiens d’immeubles.

Si amoureux qu’ils soient de leurs compagnons des airs, ces Villeurbannais d’antan n’en restent pas moins étroitement surveillés par les autorités. Porteurs de messages, les pigeons voyageurs pourraient en effet servir à des espions de nations étrangères, ou être utilisés par nos propres armées en cas de guerre. Leur contrôle s’impose donc – ce qui est toujours le cas de nos jours. Cette vigilance connaît son apogée au moment de la Première Guerre mondiale, qui voit la police multiplier les enquêtes et les arrestations. Comme en avril 1916, lorsque « le nommé Guiliano, marchand de volailles demeurant à Villeurbanne 200 route de Genas », se voit dresser procès-verbal pour avoir vendu des pigeons vivants qu’il achetait à Bourg-en-Bresse, malgré un décret de loi l’interdisant formellement. Les 80 pigeons trouvés chez lui sont dès lors confisqués et amenés à la gendarmerie. L’histoire ne dit pas s’ils finirent rôtis, ou s’ils purent regagner les airs librement. Puis après la Seconde Guerre mondiale, la passion pour les pigeons décroît. L’on passe de douze colombiers recensés en 1955 à six en 1959, puis à un seul en 1970 : celui de Robert Mollard, qui détenait 30 pigeons rue Jean-Pierre-Brédy, à deux pas de La Doua.

Rubrique écrite par l'historien Alain Belmont.

De la passion au rejet
A partir du milieu du 20e siècle, la perception du pigeon par la société change radicalement. D’oiseau apprécié, il est à présent rejeté par une partie de la population. La faute aux pigeons échappés de leurs colombiers, qui à force de se reproduire, ont fini par envahir les rues de Villeurbanne. Si bien que les plaintes affluent en mairie. Comme celle de Madame X., en 1971, qui dénonce la cinquantaine de volatiles infestant son immeuble du cours Emile-Zola. Ou comme la plainte du curé de l’église de la place Grandclément, dont les fidèles ont bien du mal à éviter les fientes tombant du clocher. Aussi en 1967, le conseil municipal décide-t-il de faire capturer au filet les oiseaux incriminés. Avec un certain succès, le « capteur » prenant pas moins de 5 à 6000 pigeons en 1971, et encore « 2684 » en 1972, qui sont aussitôt emmenés à la campagne… pour être relâchés ! En 1981, la ville ajoute une nouvelle méthode, et opte pour la dispersion de graines stérilisantes. Cette tactique s’avéra relativement efficace, le pigeon étant devenu plus rare dans nos rues.

> Sources : Archives municipales de Villeurbanne (Le Rize), 1 D 309, 2 H 5 et 5 J 5. Archives du Rhône, R 740. Bibliothèque municipale de Lyon, journal Lyon Sport.

Repères
Il y a 5000 ans environ : l’homme domestique le pigeon
A l’époque du déluge : Noé lâche un pigeon depuis son arche, pour trouver une terre. Le pigeon revient avec un rameau d’olivier dans son bec
1678 : Jean de La Fontaine publie la fable des Deux pigeons
4 août 1789 : abolition des privilèges seigneuriaux
1906 : Villeurbanne compte 33 890 habitants
1912 : une affaire de chasse clandestine aux pigeons voyageurs secoue Villeurbanne
1975 : Villeurbanne compte 116 535 habitants
2012 : la colombophilie est inscrite au Patrimoine culturel immatériel français
2017 : Paris compte 23 000 pigeons bisets
2021 : l’armée française maintient un colombier militaire dans la forteresse du Mont-Valérien

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