Une élection qui change tout !

En 1884, la IIIe République change du tout ou tout la manière de choisir le maire de la commune. Récit d’une petite révolution – ou presque !
La mairie de Villeurbanne inaugurée en 1904 place Grandclément.

La mairie de Villeurbanne inaugurée en 1904 place Grandclément.

En bon républicain qu’il était, Jean-Marie Dedieu reçut la nouvelle avec joie. Lui, le maire de Villeurbanne, en poste depuis 1878, ne pouvait qu’approuver les lois promulguées le 28 mars 1882 et le 5 avril 1884 : désormais, le maire serait élu par le conseil municipal, dont les membres seraient eux-mêmes élus au suffrage universel, autrement dit par tous les hommes de la ville en âge de voter. La chose n’allait pas de soi car jusqu’au milieu du XIXe siècle, les gouvernements successifs avaient opté pour un suffrage censitaire, ne permettant qu’aux gens aisés d’avoir le privilège de voter aux élections. Les ouvriers, extrêmement nombreux à Villeurbanne, restaient ainsi sans voix. Mais surtout, les maires étaient jusque-là, non pas élus par les conseillers municipaux, comme c’est le cas de nos jours, mais choisis par le préfet ! On ne pouvait contrôler davantage les villes et les villages du pays. Avec la réforme de 1884, le temps était enfin venu aux communes de s’émanciper de la tutelle gouvernementale ; les idéaux démocratiques de la IIIe république triomphaient. Jean-Marie Dedieu eut quand même peut-être une pointe d’inquiétude : sa liste allait-elle remporter les élections ? La réponse n’allait pas tarder à venir, car le renouvellement des municipalités était prévu pour mai 1884, juste après la publication de la loi…

Samedi 3 mai 1884, à 20 h 45. Le café Dru accueille en cette soirée printanière, une petite foule. Le commissaire de police de Villeurbanne est du nombre. Sa mission ? Rendre compte au préfet de tout ce qu’il verra et entendra durant la réunion électorale du « Comité de l’Union des travailleurs républicains socialistes », opposé au maire en place. A l’ordre du jour de cette réunion, une discussion sur les candidats présentés pour les élections municipales, qui doivent se tenir… le lendemain ! Ce n’est pas la première fois que le Comité se réunit. Dès le 13 avril, il s’était déjà retrouvé dans un café près du Totem actuel, pour parler politique en compagnie du public. Mais en cette veille d’élection, la température monte. Les candidats potentiels ont beau tous confirmer le programme présenté aux électeurs, certains se chamaillent encore sur le nom à porter en tête de liste. Il en est aussi qui critiquent vertement le bilan de la municipalité sortante, et donc de Jean-Marie Dedieu. Le commissaire de police note scrupuleusement les principaux griefs : « Je me suis procuré le tableau du budget des recettes et des dépenses de la commune de Villeurbanne de 1882-1883 » dit un participant ; « pour éviter à l’avenir une pareille dilapidation des finances il faut, citoyens, voter tous pour les républicains [que l’on] vous présente ». Les applaudissements jaillissent de toutes parts, et vers 22 h 15, chacun repart vers son foyer.

 

Mairie Villeurbanne avant 1904 Place Grandclément. Bibliothèque municipale de Lyon, fonds Sylvestre

L'angle de la place Grandclément (la mairie est à gauche) et du cours Tolstoï.

Dimanche 4 mai 1884, jour du scrutin. L’ambiance est électrique. Dans la nuit, des inconnus ont placardé des affiches appelant à boycotter l’élection. « Conservez vos bulletins pour bourrer vos fusils ! Protestez ! Agissez ! [Propagez] par tous les moyens l’esprit de révolte dans les masses ». Le vote ne s’en déroule pas moins. Sur une population de 14.000 habitants, 2688 électeurs sont appelés à se prononcer dans trois bureaux de vote : un à Cusset, un aux Maisons-Neuves, et un dernier aux Charpennes. 54 personnes candidatent, allant du cultivateur à l’ouvrier, et de l’industriel à l’artisan de quartier. Jean-Marie Dedieu, évidemment, se présente aussi. 27 conseillers sont à élire, soit un candidat sur deux. A l’issue du scrutin, l’on compte 1931 votes soit une participation de 72 %. Cette élection remporte ainsi un grand succès. Mais pas pour le maire sortant. L’adjoint Jean Germain se classe premier avec 1295 voix ; Joseph Flachet, lui aussi adjoint, obtient la deuxième place avec 1278 voix ; enfin en queue de liste, classé 27e et donc dernier à être élu, arrive le maire, monsieur Dedieu, avec seulement 1028 voix. A un cheveu près, il ratait sa réélection. Deux semaines plus tard, le conseil municipal nouvellement élu se réunit pour la première fois en mairie, afin de procéder à l’élection du maire. Et là, surprise – ou à moitié -, Jean-Marie Dedieu obtient 23 voix sur 27, et est réélu maire haut la main ! L’histoire ne dit pas si les Villeurbannais apprécièrent beaucoup ce tour de passe-passe.

Alain Belmont

Sources : Archives du Rhône, 4 E 8005, 3 M 1660. Archives nationales, LH//685/86.

 

Un grand maire de Villeurbanne

Né à Charolles, en Saône-et-Loire, le 10 décembre 1826, et décédé à Villeurbanne le 9 septembre 1893, à l’âge de 66 ans, Jean-Marie Dedieu était un fabricant d’instruments de physique de profession. Mais il avait Villeurbanne pour passion. Nommé maire en 1878, alors que la IIIe République était toute jeunette, il resta à la tête de notre ville jusqu’en 1888, soit pendant dix ans. Ses trois mandats successifs furent marqués par un fort attachement aux idéaux laïcs et républicains. Ainsi, avant même les lois de Jules Ferry instituant l’école laïque, gratuite et obligatoire, il dota Villeurbanne dès 1878 de quatre groupes scolaires monumentaux, afin qu’aucun gosse ne reste sans éducation. C’est à lui que l’on doit aussi en bonne partie la réalisation du cours Emile-Zola, un chantier titanesque pour l’époque, et la modernisation de la ville, à grands coups de réverbères au gaz et de télégraphe. Il fut, pour toutes ses actions, fait chevalier de la Légion d’honneur en 1884, tandis qu’une longue rue de notre cité perpétue aujourd’hui sa mémoire.

 

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Repères

1790 : première élection d’un maire à Villeurbanne

1815-1848 : Restauration de la monarchie

1848 : la IIe République instaure le suffrage universel masculin

1852-1870 : Second Empire de Napoléon III

1870-1940 : IIIe République

1881-1882 : lois de Jules Ferry sur l’école

1883-1885 : la France colonise le Tonkin, au Viêt-Nam

1885 : Emile Zola publie Germinal

1887-1889 : Construction de la tour Eiffel

1892 : Villeurbanne élit son premier maire socialiste, Frédéric Faÿs

1944 : le droit de vote est accordé aux femmes

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